"Un nouveau multilatéralisme pour le XXIe siècle : conférence Richard Dimbleby" Christine Lagarde, Directrice générale du Fonds monétaire international
le 3 février 2014
Christine LagardeDirectrice générale du Fonds monétaire international
Londres, le 3 février 2014
Texte préparé pour l’intervention
Bonsoir. Je suis très honorée d’avoir été conviée à prononcer la conférence Dimbleby de cette année et je tiens à remercier la BBC et la famille Dimbleby de leur aimable invitation et, en particulier, David Dimbleby de ses chaleureuses paroles de présentation.
Je souhaite aujourd’hui parler de l’avenir. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je vous invite à jeter un regard en arrière, car nous pouvons souvent lire les signes du futur dans le marc de café de l’histoire.
Je vous invite à remonter dans le temps, jusqu’au début de 1914, il y a exactement un siècle. La paix régnait depuis longtemps dans la plus grande partie du monde et les percées scientifiques et technologiques avaient produit des avancées sans précédents des niveaux de vie et de la communication. Les barrières aux échanges commerciaux, à la circulation des personnes et aux mouvements de capitaux étaient peu nombreuses. L’avenir présentait un énorme potentiel.
Or, 1914 allait annoncer trente ans de désastres, marqués par deux guerres mondiales et la Grande dépression. Cette année allait amorcer un virage vers le pire. Comment l’expliquer?
La naissance de la société industrielle moderne avait provoqué de profondes perturbations. Les tensions s’étaient multipliées à travers le monde. Citons les rivalités entre nations qui bousculaient les rapports de force traditionnels, ou bien encore les inégalités entre les nantis et les laissés pour compte, sous la forme du colonialisme ou de l’absence de perspectives des classes ouvrières en marge des systèmes éducatifs.
En 1914, ces tensions débouchèrent sur le conflit que nous connaissons tous. Durant les années qui suivirent, la dignité humaine allait subir les assauts des nationalismes et des idéologies. Loin d’imprimer un nouvel élan à l’humanité, la technologie se mettait au service de la destruction et de la terreur. Les premières tentatives de coopération internationale, comme celle de la Société des nations, se soldaient par de cuisants échecs. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale une grande partie du monde était en ruines.
Passons maintenant à une autre date charnière : 1944. L’été de cette année-là l’éminent économiste John Maynard Keynes et une délégation britannique s’embarquèrent pour une traversée de l’Atlantique qui ferait date. Le voyage était hasardeux : le monde était encore en guerre et les navires ennemis croisaient toujours au large des côtes. Keynes lui-même était en mauvaise santé.
Mais il avait un rendez-vous avec l’Histoire — et il n’allait pas le manquer.
Il se rendait à Bretton Woods, une petite ville perchée dans les collines du New Hampshire, au nord-est des États-Unis. Il devait y retrouver ses homologues de divers autres pays. Ils n’ambitionnaient pas moins que de reconstruire l’ordre économique mondial.
Les 44 nations réunies à Bretton Woods étaient déterminées à suivre un nouveau cap, animées par la confiance réciproque et la coopération, l’idée que la paix et la prospérité découlent de la coopération, et la conviction que le vaste intérêt général prime sur les petits égoïsmes particuliers.
L’élan multilatéral prenait ainsi naissance il y a 70 ans de cela. Il allait créer les Nations Unies, la Banque mondiale et le FMI, l’institution que je suis fière de diriger.
Le monde dont nous avons hérité a été forgé par ces éminents visionnaires — Lord Keynes et ses contemporains. Grâce à eux, le phénix de la paix et de la prospérité est né des cendres de la souffrance et de l’antagonisme. Nous leur devons une immense gratitude.
Grâce à leur travail, ces sept dernières décennies ont été marquées par une stabilité économique et financière sans précédent. Par l’éradication de maladies endémiques, l’apaisement des conflits, la diminution de la mortalité infantile, l’allongement des espérances de vie, et des centaines de millions de personnes qui ont échappé à la pauvreté.
Pourtant, aujourd’hui, nous sortons de la Grande récession, la pire des crises économiques et des épreuves auxquelles a été soumise notre génération. Mais grâce à leur tradition de multilatéralisme — coopération internationale — nous n’avons pas sombré dans une autre Grande dépression qui, une fois de plus, aurait plongé la planète dans la misère. Nous avons tous été à la hauteur des circonstances — en rejetant le protectionnisme et en réaffirmant notre coopération.
Nous aurons cependant beaucoup d’autres épreuves à surmonter. Nous vivons une époque tout aussi décisive que celle de nos ancêtres il y a un siècle. Une fois de plus l’économie subit des mutations inimaginables, au moment où nous passons de l’ère industrielle à l’ère numérique des hyperconnexions.
Une fois de plus, c’est la manière dont nous gérerons ces mutations qui définira notre devenir.
En portant notre regard sur l’horizon du milieu de ce siècle, sur le monde dont hériteront nos enfants et nos petits-enfants nous devons nous demander à quoi nous voulons qu’il ressemble et comment y parvenir?
Pour citer Shakespeare dans Jules César : «telle est la pleine mer sur laquelle nous flottons en ce moment; et il nous faut suivre le courant tandis qu’il nous sert, ou ruiner notre expédition.»
Je souhaite évoquer ce soir deux grands courants qui vont marquer les décennies à venir — les tensions croissantes sur le plan des interconnexions mondiales et de la pérennité économique.
J’aimerais ensuite proposer une solution qui s’inspire du passé et qui s’adapte à l’avenir : un cadre renforcé pour la coopération internationale.
Bref, un nouveau multilatéralisme pour le XXIe siècle.
Tensions dans les interconnexions mondiales
Le premier grand courant est celui des tensions que subissent les interconnexions mondiales, à l’heure où le monde est à la fois plus intégré et plus fragmenté.
Par «intégré» j’entends l’intégration et l’interconnexion qui traversent notre époque à un rythme vertigineux. La version moderne de ce que le monde a vécu à la veille de 1914.
Il suffit de voir à quel point l’économie mondiale est devenue interdépendante au cours des dernières décennies.
Il est clair que les échanges commerciaux ont connu une croissance exponentielle. Nous vivons maintenant dans un monde de chaînes d’approvisionnement intégrées où plus de la moitié des importations de produits manufacturés et plus de 70 % des importations de services sont des biens ou services intermédiaires. De nos jours, une entreprise utilise en règle générale des intrants provenant de plus de 35 sous-traitants du monde entier.
Les relations financières entre les pays se sont aussi considérablement développées. Au cours des 20 années qui ont précédé la crise de 2008, le volume des crédits bancaires internationaux a augmenté de 250 % — en pourcentage du PIB mondial. Et il faut s’attendre à ce qu’il augmente encore à l’avenir, à mesure que de plus en plus de pays se mêleront à l’écheveau financier de l’économie mondiale.
Nous vivons aussi une révolution des communications. Elle a produit une galaxie d’interconnexions, et l’information voyage à une vitesse fulgurante à partir d’innombrables sources. Le monde est devenu un bourdonnement de voix interconnectées, un rucher actif où les vies s’entremêlent.
Aujourd’hui, 3 milliards de personnes sont raccordées à internet. Trois millions de courriels sont échangés chaque seconde. Il y a presque autant d’appareils portables que d’habitants sur la planète et le culte du «mobile» est profondément ancré dans toutes les régions du monde. En fait, c’est en Afrique et en Asie que les taux de pénétration du portable sont les plus élevés.
En 1953, lorsque les téléspectateurs suivaient en direct le couronnement de la Reine Elizabeth II, ils n’entendaient qu’une seule voix — celle du magistral Richard Dimbleby, à qui nous rendons hommage aujourd’hui. L’été dernier, la nouvelle de la naissance du Prince George était commentée par plus de 25.000 tweets à la minute!
Vu la vitesse vertigineuse à laquelle le monde change, on peut sans aucun doute compatir avec Violet Crawley, la comtesse de Downton Abbey, qui se demande si le téléphone est «un instrument de communication ou de torture»!
Ce meilleur des mondes — ce monde hyperconnecté — porte en soi d’immenses espérances et promesses.
L’expansion des relations commerciales et financières peut améliorer concrètement le sort de millions de personnes — grâce à une croissance plus vive et à une plus grande convergence des niveaux de vie. Le rêve de l’éradication de l’extrême pauvreté est à notre portée.
La révolution des communications peut être un puissant moteur de progrès. Elle peut offrir aux citoyens les moyens d’agir, donner libre cours à la créativité et encourager le changement. Songez à la manière dont les messages sur Twitter ont permis de galvaniser les participants au Printemps arabe, ou comment le message de Malala au Pakistan, relayé par les réseaux sociaux, a mobilisé la conscience du monde entier.
Il y a toutefois un revers à la médaille. Lorsque les liens sont étroits et denses, ils deviennent difficiles à démêler. Dans cet enchevêtrement, même les tensions les plus infimes peuvent être amplifiées, se répercuter et se réverbérer de par le monde — souvent en un instant, souvent avec des tours et détours imprévisibles. Ces mêmes circuits qui favorisent la convergence sont aussi des vecteurs de contagion.
C’est pourquoi le risque d’instabilité peut peser encore plus sur l’économie mondiale. Si elle n’est pas correctement maîtrisée, l’intégration financière peut causer des crises plus fréquentes et dévastatrices. Rappelons par exemple où et comment la récente crise financière mondiale a commencé — sur le marché des crédits hypothécaires des banlieues américaines — et s’est propagée dans le monde entier.
La révolution des communications a aussi ses effets pervers. Elle peut semer la discorde, nourrir le sectarisme et aggraver la confusion. Au lieu d’un forum en ligne où les idées s’expriment et s’échangent, nous pourrions avoir une foule virtuelle déchaînée ou une tribune mondiale incitant à l’intolérance ou à la haine. Au lieu d’une belle symphonie, une horrible cacophonie.
Il est donc crucial que chacun de nous s’efforce de magnifier ce qui est bon et de combattre ce qui est mauvais.
Comme si la grande «intégration» n’était pas assez difficile, elle sera davantage compliquée par l’autre courant que j’ai mentionné : la tendance du monde à se fragmenter, alors même qu’il devient plus intégré.
Qu’y a-t-il derrière ce paradoxe? Je pense à la diffusion du pouvoir à travers le monde — au profit de régions géographiques et d’acteurs plus divers. À la différence de l’intégration, nos ancêtres n’ont pas vécu cela. C’est une particularité de l’ère d’hyperconnexion qui est la nôtre.
L’une des tendances majeures des temps modernes est le basculement du pouvoir mondial de l’ouest vers l’est et du nord vers le sud — avec une multiplication des puissants.
Il y a cinquante ans, les pays émergents et pays en développement comptaient pour environ un quart du PIB mondial. Aujourd’hui, ils en représentent la moitié et leur part augmente rapidement — elle atteindra très probablement les deux tiers au cours des dix prochaines années.
La diffusion du pouvoir va bien au-delà des relations entre les pays, et s’étend à tout un ensemble de réseaux et d’institutions qui font partie du tissu de la société mondiale.
Songez à l’ensemble de plus en plus vaste d’organisations non gouvernementales qui peuvent se servir de la révolution des communications pour étendre leur champ d’action et amplifier la voix de la société civile. En à peine 20 ans, le nombre de ces groupements associés aux Nations Unies est passé de 700 à près de 4000.
Songez au pouvoir grandissant des sociétés multinationales, qui contrôlent maintenant les deux tiers du commerce mondial. D’après certaines études, 12 sociétés multinationales sont, de par leur taille, au nombre des 100 premières entités économiques du monde.
Songez aux villes puissantes — 31 d’entre elles figurent aussi à ce palmarès. Et elles continuent à grossir. À l’horizon 2030, environ 60 % de la population mondiale vivra dans des villes.
Songez aussi aux aspirations croissantes des citoyens qui se sentent de plus en plus appartenir à notre « village planétaire » interconnecté, même s’ils ne s’y sont pas entièrement adaptés. D’ici 2030, la classe moyenne du monde entier pourrait compter plus de 5 milliards de personnes, contre 2 milliards aujourd’hui. Ces personnes vont inévitablement réclamer un niveau de vie plus élevé, ainsi que plus de liberté, de dignité et de justice. Pourquoi s’accommoder de moins?
Ce sera un monde plus diversifié avec des revendications croissantes et un pouvoir plus diffus. Dans un tel monde, il pourrait être bien plus difficile d’arriver à un résultat, de parvenir à un consensus sur les questions d’importance mondiale.
Le risque est celui d’un monde plus intégré sur les plans économique, financier et technologique, mais plus fragmenté en termes de pouvoir, d’influence et de prise de décision. Cela peut mener à l’indécision, à l’impasse et à l’insécurité — les tentations de l’extrémisme — et exige des solutions novatrices.
Tensions liées à la pérennité économique
Il faudra aussi trouver des solutions au deuxième grand courant qui dominera les prochaines décennies — les tensions que subira la pérennité économique sous l’effet de deux démarches antagoniques : entretenir l’élan ou ralentir la marche.
Bien entendu, la priorité immédiate pour la croissance est de tourner la page de la crise économique, qui a débuté il y a six ans et nous préoccupe encore, comme les marchés nous le rappellent ces jours-ci. Il faut un effort soutenu et concerté pour résoudre les problèmes qui subsistent — séquelles du surendettement privé et public, de la fragilité des systèmes bancaires et des obstacles structurels à la compétitivité et à la croissance — et qui nous laissent face à des niveaux de chômage excessivement élevés.
Je le sais, vous avez l’habitude d’entendre le FMI discourir de ces questions. Ce soir, je souhaite toutefois les resituer dans le contexte des contraintes à plus long terme. Trois en particulier — l’évolution démographique, la dégradation de l’environnement et les inégalités de revenus. Comme dans le cas des interconnexions mondiales, certains de ces problèmes pourraient paraître familiers à nos ancêtres — le creusement des inégalités, par exemple —, tandis que d’autres sont entièrement nouveaux, comme les tensions que subit l’environnement.
Évolution démographique
Commençons par l’évolution démographique. Au cours des trente prochaines années, la population mondiale va beaucoup augmenter et beaucoup vieillir.
Dans 30 ans, il y aura environ deux milliards de personnes de plus sur la planète, y compris 750 millions de personnes âgées de plus de 65 ans. D’ici 2020, pour la première fois dans l’histoire, il y aura plus de gens de plus de 65 ans que d’enfants de moins de 5 ans.
La répartition géographique va aussi se modifier — les populations jeunes d’Afrique et d’Asie vont beaucoup augmenter, alors que l’Europe, la Chine et le Japon vont vieillir et leur population diminuer. Au cours des décennies qui viennent, sur le plan démographique, l’Inde surpassera la Chine et le Nigéria dépassera les États-Unis. En outre, les populations chinoises et indiennes commenceront à bientôt à vieillir.
Cela peut causer des problèmes aux deux extrémités du spectre démographique : tant pour les pays jeunes que pour les pays grisonnants.
À l’heure actuelle, les pays jeunes connaissent une «explosion des jeunes», avec près de trois milliards de moins de 25 ans (la moitié de la population mondiale). Cela pourrait être une bénédiction ou une malédiction, un dividende ou une bombe à retardement démographique.
Une population jeune est indéniablement un terreau fertile pour l’innovation, le dynamisme, et la créativité. Mais tout dépendra si l’on parvient à créer suffisamment d’emplois pour satisfaire les aspirations de la génération montante.
Il faut pour ce faire s’attacher prioritairement à améliorer l’éducation — et à maîtriser les effets potentiellement gigantesques de l’évolution technologique sur l’emploi. À l’avenir, des facteurs tels que la révolution cybernétique, la montée des machines intelligentes et la part croissante des technologies de pointe dans la composition des produits vont avoir une incidence considérable sur les emplois et la manière de travailler. Or les pouvoirs publics ne réfléchissent pas à cette question dans une perspective suffisamment stratégique ou volontariste.
Les pays vieillissants ont bien sûr des problèmes différents. Ils vont voir leur croissance ralentir alors qu’ils doivent prendre en charge une génération qui part en retraite — des gens qui ont apporté leur contribution à la société et s’attendent, en vertu du contrat social, à bénéficier de services sociaux décents dans leur grand âge. Cela aussi peut causer des tensions.
La migration des pays jeunes vers les pays vieillissants pourrait atténuer la pression d’un côté comme de l’autre. Mais elle peut aussi attiser les tensions — l’exode des cerveaux pourrait saper le potentiel productif des pays d’origine et un soudain afflux d’étrangers pourrait miner la cohésion sociale dans les pays d’accueil et alimenter le nationalisme. Certes, la migration peut aider, mais il faut qu’elle soit correctement gérée.
Dégradation de l’environnement
Si la démographie est une contrainte potentielle à long terme, la dégradation de l’environnement est le défi le plus redoutable de notre ère, un défi sans précédent. Nous savons tous ce qui est en jeu. En présence de plus d’habitants plus prospères, l’environnement naturel du monde sera mis à rude épreuve.
Nous pouvons nous attendre à une augmentation des tensions du fait de la raréfaction de l’eau, de la nourriture et de l’énergie au fil des décennies. À l’horizon 2030, près de la moitié de la population mondiale vivra dans des régions où l’eau sera rare ou fera défaut.
Là-dessus plane la progression impitoyable du changement climatique. À cause de l’arrogance de l’humanité, l’environnement naturel, dont nous avons besoin pour survivre, se retourne contre nous.
Sans le moindre doute, ce sont les populations les plus vulnérables qui souffriront le plus des convulsions climatiques. D’après certaines estimations, par exemple, 40 % des terres où pousse actuellement du maïs en Afrique subsaharienne ne pourront plus servir à cette culture dans les années 2030. Cela va terriblement bouleverser le mode de subsistance et la vie des Africains.
Il y a quelques années, c’est le Prince Charles qui prononçait la conférence Dimbleby. Il a saisi cette occasion pour lancer un ardent plaidoyer pour le respect de la loi naturelle de la viabilité écologique. «Manquer à nos devoirs envers la Terre, c’est manquer à nos devoirs envers l’humanité», a-t-il déclaré.
La mauvaise nouvelle, c’est que nous approchons dangereusement du point de rupture. La bonne nouvelle, c’est qu’il est encore temps de redresser la barre, même si la mer est agitée.
À l’évidence, la lutte contre le changement climatique est une entreprise titanesque qui doit s’inscrire sur de nombreux fronts. Je ne mentionnerai qu’un seul volet : la nécessité de veiller à ce que les casseurs soient les payeurs. Pourquoi est-il si important de faire payer le juste prix? Cela permettra de limiter les dégâts aujourd’hui et de stimuler les investissements dans les technologies à faible composante-carbone de demain.
La solution du problème doit aussi passer par la suppression progressive des subventions énergétiques et la distribution de l’énergie à son juste prix. Songez-y : nous subventionnons à tour de bras les comportements qui causent la destruction de notre planète. Les subventions directes et le manque à percevoir fiscal imputable aux combustibles fossiles ont coûté près de 2.000 milliards de dollars en 2011 — soit à peu près l’équivalent du PIB de l’Italie ou de la Russie! Pire encore, ce ne sont pas les pauvres, mais essentiellement les gens plutôt aisés qui bénéficient de ces avantages. Il y a donc tout à gagner, pour l’humanité et pour la planète, à réduire les subventions énergétiques et à imposer de manière appropriée la consommation d’énergie.
Inégalités des revenus
La troisième tendance lourde, après l’évolution démographique et la dégradation de l’environnement, est la disparité croissante des revenus. C’est là un vieux problème qui, une fois de plus, occupe le devant de la scène.
Nous avons tous bien conscience que l’inégalité des revenus s’accentue dans la plupart des pays. Sept personnes sur dix dans le monde vivent aujourd’hui dans des pays ou les inégalités se sont accrues au cours des trente dernières années.
Certains chiffres donnent le vertige : d’après Oxfam, la fortune des 85 personnes les plus riches du monde est égale au patrimoine de la moitié la plus pauvre de la population mondiale.
Aux États-Unis, les inégalités sont revenues au niveau de la veille de la Grande dépression; depuis 2009, les 1% les plus riches ont perçu 95 % de l’ensemble des gains de revenu, alors que les 90 % les moins riches se sont encore appauvris. En Inde, le patrimoine net de la communauté des milliardaires a été multiplié par 12 en 15 ans, le double de ce qu’il faudrait pour éradiquer la pauvreté absolue dans ce pays.
Face à cette réalité, il n’est pas surprenant que l’inégalité des revenus soit de plus en plus à l’ordre du jour de la communauté mondiale. Il n’est pas surprenant que tout un chacun, de la Confederation of British Industry au Pape François, la dénonce à voix haute, car elle risque de déchirer le fragile tissu dont notre société est faite.
Permettez-moi de parler franc : par le passé, les économistes ont sous-estimé l’importance des inégalités sociales. Ils se sont obnubilés sur la croissance économique, la taille du gâteau, et non la façon dont il était découpé. Aujourd’hui, nous avons une conscience beaucoup plus claire des dégâts que cause l’inégalité. C’est simple : lorsque la distribution du revenu est gravement faussée, le rythme et la viabilité de la croissance en souffrent à long terme. Cela débouche sur une économie de l’exclusion et un gâchis de potentiel à l’abandon.
Il est facile de diagnostiquer le problème, mais bien plus difficile de le résoudre.
Au FMI, nous savons d’expérience que le système budgétaire peut aider à réduire les inégalités sociales pour peu que la politique fiscale et l’affectation des dépenses soient bien pensées. Il faut songer à rendre l’impôt plus progressif, à améliorer l’accès aux services de santé et à l’éducation et à mettre en place un système de protection sociale efficace et bien ciblé. Mais l’élaboration de ce genre de politiques est une tâche ardue et, parce qu’elles font des gagnants et des perdants, elles provoquent des résistances et exigent du courage.
Il nous faut cependant prendre les choses en mains et veiller à élaborer des politiques qui donnent autant de poids à l’«inclusion» qu’à la «croissance». Oui, nous avons besoin d’une croissance inclusive, ou solidaire.
Un meilleur partage des possibilités offertes dans la vie économique signifie aussi moins de népotisme et moins de corruption. Cela doit aussi être une des grandes priorités de l’action à mener.
Il y a un autre aspect de l’inégalité que je souhaite évoquer ici — et c’est un sujet qui me tient à cœur. Si l’on parle d’inclusion dans la vie économique, il faut aussi parler de l’égalité entre les hommes et les femmes.
Nous ne le savons que trop bien, les filles et les femmes n’ont pas encore la possibilité de réaliser leur potentiel — pas seulement dans les pays en développement, mais aussi dans les pays riches. L’Organisation internationale du travail estime à 865 millions le nombre de femmes dans le monde qui en sont empêchées. Elles sont en butte à la discrimination à la naissance, sur les bancs de l’école et au sein des conseils d’administration. Elles se heurtent à des réticences du marché — et des mentalités.
Et pourtant les réalités de la vie économique sont bien claires. En refusant la contribution des femmes, on abaisse le niveau de vie de toute la société. Si le taux de participation des femmes à la vie active était égal à celui des hommes, les revenus par habitant pourraient augmenter dans des proportions considérables — de 27 % au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, de 23 % en Asie du Sud, de 17 % en Amérique latine, de 15 % en Asie de l’Est et de 14 % en Europe et Asie centrale. Nous ne pouvons tout simplement pas renoncer à ces gains.
«Oser la différence», c’est mon mot d’ordre — permettre aux femmes de participer à la vie active à égalité avec les hommes —, voilà qui pourrait changer la donne économique mondiale. Nous nous devons de laisser les femmes réussir — pour nous-mêmes et pour toutes les petites filles — et les petits garçons — de l’avenir. Ce sera leur monde, offrons le leur.
Un multilatéralisme pour une ère nouvelle
J’ai évoqué devant vous les grands points de tension qui vont marquer l’économie mondiale au cours des années à venir — le dualisme intégration-fragmentation pour ce qui est des relations internationales et, sur le plan économique, les tendances contradictoires : entretenir l’élan ou ralentir la marche. J’ai parlé des tensions qui auraient été familières à nos ancêtres il y a un siècle de cela, et de celles qui n’ont pas de précédent.
Comment gérer ces tensions. Où se trouvent les solutions?
Pour le premier problème, la question qui se pose est simple : allons-nous choisir de coopérer à la manière d’une famille mondiale ou de nous affronter en nous retranchant dans l’insularité? Sommes-nous amis ou ennemis? Pour le second problème, il nous faut faire face ensemble à des dangers qui ne connaissent pas de frontières. Faisons-nous face à l’adversité ensemble, ou construisons-nous encore plus de frontières et de lignes Maginot qui seront de simples protections illusoires?
Les solutions qui s’imposent dans les deux cas sont donc les mêmes : relancer la coopération internationale; placer l’intérêt commun au-dessus des intérêts particuliers; promouvoir le multilatéralisme.
Pour citer Martin Luther King, «Nous sommes pris dans un réseau d’interdépendances auquel nous ne pouvons échapper, tous liés par une destinée commune. Tout ce qui touche directement l’un d’entre nous touche indirectement tous les autres».
C’est en réalité une leçon ancienne pour une ère nouvelle. En ces heures décisives, l’âme de 1944 doit prévaloir sur celle de 1914. Nous devons insuffler une nouvelle vigueur à l’esprit de Bretton Woods qui nous a tant apporté.
Cela ne signifie pas, cependant, qu’il faut tout reprendre à zéro.
L’histoire nous lègue des formes de coopération concrètes qui ont fait leurs preuves. Je vous les énumère à nouveau : Nations Unies, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce et, bien entendu, Fonds monétaire international. Nous pourrions dire qu’elles représentent des formes de gouvernance mondiale concrètes ou «formelles».
Nous disposons aussi d’un certain nombre d’instruments «informels», tels que le G20 à un bout de la chaîne et des réseaux d’organisations non gouvernementales à l’autre extrémité. Ces entités n’ont pas de mission inscrite dans un traité, ni de pouvoirs contraignants, mais elles sont précieuses. Elles peuvent entrer rapidement en action et ouvrir les portes du dialogue. Et, selon la célèbre formule de Winston Churchill, «il vaut toujours mieux discuter qu’en venir aux mains»!
Nous avons vu l’efficacité du multilatéralisme à l’œuvre, qu’il soit «formel» ou «informel». Comme exemple de coopération informelle, il n’y a pas besoin de chercher plus loin qu’ici même, à Londres, il y a cinq ans, lorsque les pays du G20 sont montés au créneau pour inverser le cours de la crise et éviter au monde une deuxième Grande Dépression.
À titre d’exemple de la gouvernance formelle, je vous invite à contempler le rôle historique que le FMI a joué au fil des ans — se portant à l’aide de l’Europe après la guerre, des nouvelles nations d’Afrique et d’Asie après leur accession à l’indépendance, de l’ancien bloc de l’Est après la chute du Rideau de Fer, ou encore de l’Amérique latine et de l’Asie après les crises dévastatrices qu’elles ont traversées. Durant la crise actuelle, nous avons octroyé 154 nouveaux engagements de prêts, débloqué 182 milliards de dollars pour les pays dans le besoin et fourni de l’assistance technique à 90 % de nos pays membres; et il y en a 188.
Le nouveau multilatéralisme a cela d’avantageux qu’il peut s’inspirer de l’ancien, mais pour aller plus loin. Les instruments de coopération existants se sont révélés extrêmement efficaces durant les dernières décennies; nous devons les préserver et les protéger. Cela signifie que des institutions comme le FMI doivent être entièrement actualisées pour être pleinement représentatives et refléter l’évolution de la dynamique de l’économie mondiale. Nous y travaillons.
Plus généralement, le nouveau multilatéralisme doit être plus inclusif — embrassant non seulement les puissances émergentes de par le monde, mais aussi les réseaux et coalitions en expansion qui font maintenant partie intégrante du tissu de l’économie mondiale. Le nouveau multilatéralisme doit être en mesure d’entendre ces voix nouvelles et d’y répondre.
Il faut aussi que le nouveau multilatéralisme soit adaptable, de manière à ce que les formes de collaboration formelles et informelles se complètent au lieu de se concurrencer. Il doit promouvoir une perspective à long terme et une mentalité mondiale, et être décisif à court terme — pour résister à la tentation de l’insularité et de la navigation à tâtons.
Fondamentalement, il doit insuffler à tous les acteurs de l’économie mondiale moderne un sens plus aigu de leur responsabilité sociale. Il doit promouvoir les valeurs d’une économie de marché mondiale citoyenne — une espèce de «corporatisme» mondial, en quelque sorte!
Qu’est-ce que cela signifie en pratique? Il y a des impératifs multiples, à commencer par celui que toutes les parties prenantes mondiales assument la responsabilité collective de la gestion des réseaux complexes du monde hyperconnecté.
Cela requiert, tout d’abord, la réaffirmation de la volonté d’ouverture et des bienfaits réciproques des échanges commerciaux et des investissements étrangers.
Cela requiert aussi une responsabilité collective pour la gestion d’un système monétaire international qui est à des années-lumière de l’ancien système de Bretton Woods. La responsabilité collective se traduirait par une coopération étroite de toutes les institutions monétaires — conscientes de l’impact éventuel de leur action sur les autres.
Cela signifie ensuite qu’il nous faut un système financier pour le XXIe siècle. Qu’est-ce que j’entends par là?
Je veux parler d’un système financier qui se mette au service de l’économie productive au lieu de défendre ses propres intérêts, où chaque juridiction ne recherche son propre avantage que si c’est le bien commun qui prévaut, et qui offre une structure règlementaire d’envergure mondiale. Je veux parler d’une supervision financière capable de réfréner les excès tout en veillant à ce que le crédit parvienne à ceux qui en ont le plus besoin. Je veux parler aussi d’une structure financière où la profession partage la responsabilité de l’intégrité du système dans son ensemble, où la culture est autant prise au sérieux que les capitaux et où l’on s’applique à servir et non à régenter l’économie réelle.
Ces mots revêtent sans doute un sens tout à fait particulier ici à Londres, un centre financier d’envergure mondiale qui doit aussi assumer une responsabilité planétaire. Et sauf le respect et l’admiration que je vous dois, cela ne se limite pas au recrutement d’un Canadien pour diriger la Banque d’Angleterre!
Nous avons aussi besoin de ce nouveau multilatéralisme pour le XXIe siècle afin de venir à bout des chantiers gigantesques que sont le changement climatique et l’inégalité des revenus. Aucun pays ne peut s’y attaquer seul. La lutte contre le changement climatique doit mobiliser les efforts concertés de toutes les parties prenantes — gouvernements, villes, entreprises, société civile et même chaque citoyen. Les pays doivent aussi coopérer pour remédier aux inégalités de revenus. À titre d’exemple, si, pour attirer les entreprises, les pays abaissent l’impôt sur les sociétés, cela risque d’aggraver les inégalités.
Au total, il ne sera pas facile d’instaurer la coopération que j’imagine pour le XXIe siècle. Cela pourrait même devenir de plus en plus ardu avec le passage du temps, lorsque la crise sera derrière nous, que la complaisance s’installera — et même peut-être que la prochaine crise sera en train de germer.
Mais au vu des courants qui vont dominer les décennies à venir, avons-nous vraiment le choix? Le nouveau multilatéralisme s’impose, il n’est pas négociable.
Conclusion
Cela étant, permettez-moi de revenir à mon point de départ — Keynes et son rendez-vous avec l’histoire.
À propos de ce temps fort du multilatéralisme, il écrivit : «si nous pouvons continuer à aller de l’avant, ce cauchemar, dans lequel la plupart de personnes ici présentes ont vécu pendant une trop longue partie de leur vie, prendra fin. La fraternité humaine deviendra plus qu’une belle formule. »
L’histoire a donné raison à Keynes. Nos prédécesseurs ont vaincu les démons du passé et nous ont légué un monde meilleur, dont notre génération a été la principale bénéficiaire.
Nous sommes ici aujourd’hui grâce aux fondements posés par la génération qui nous a précédés.
Notre tour est venu — d’ouvrir la voie à la génération suivante. Sommes-nous à la hauteur de ce défi? L’avenir dépendra de la réponse à cette question.
Je vous remercie.
DÉPARTEMENT DE LA COMMUNICATION DU FMI
Relations publiques | Relations avec les médias | |||
---|---|---|---|---|
Courriel : | publicaffairs@imf.org | Courriel : | media@imf.org | |
Télécopie : | 202-623-6220 | Télécopie : | 202-623-7100 |