Economic Issue 17 image
DOSSIERS
ÉCONOMIQUES

NO.  17

© 1999
Fonds Monétaire International Washington, D.C. 20431 U.S.A.

ISBN 1-55775-792-5
ISSN 1020-5098

Févier 1999



La libéralisation des
mouvements de capitaux

Aspects analytiques

Barry Eichengreen, Michael Mussa, Giovanni Dell'Ariccia, Enrica Detragiache, Gian Maria Milesi-Ferretti, Andrew Tweedie

[Préface]  [La libéralisation des mouvements de capitaux : aspects analytiques
[La théorie]  [Libéralisation des mouvements de capitaux et crises financières]  [Considérations systémiques]  [L'enchaînement des réformes]  [Résumé et conclusions


Préface

La collection des Dossiers économiques vise à présenter à un vaste public de non-spécialistes quelques-uns des sujets d'actualité sur lesquels travaillent les services du FMI. La matière provient pour l'essentiel des Documents de travail, études techniques qui sont établies par des membres des services du FMI et des chercheurs invités, ainsi que de documents de synthèse.

Ce Dossier économique no 17 reprend des considérations exposées à l'origine dans l'Étude spéciale no 172, Capital Account Liberalization: Theoretical and Practical Aspects, due à une équipe des services du FMI dirigée par Barry Eichengreen et Michael Mussa, avec Giovanni Dell'Ariccia, Enrica Detragiache, Gian Maria Milesi-Ferretti et Andrew Tweedie. La version anglaise de cette brochure a été préparée par Pamela Bradley, du Département des relations extérieures. Les lecteurs peuvent se procurer l'Étude spéciale au prix de 18 dollars (15 dollars pour les professeurs et étudiants universitaires à temps plein) auprès du service des publications du FMI.

La libéralisation des mouvements de capitaux : aspects analytiques

La croissance des transactions financières internationales et des mouvements internationaux de capitaux est une des caractéristiques les plus marquantes de l'économie de la fin du XXe siècle. Les entrées nettes de capitaux dans les pays en développement ont triplé, passant d'environ 50 milliards de dollars par an entre 1987 et 1989 à plus de 150 milliards de dollars sur la période 1995­97. Dans le même temps, les flux privés en 1996 en sont venus à représenter 20 % des investissements intérieurs des pays en développement, contre 3 % seulement en 1990.

Cette croissance explosive a été favorisée par de puissants courants, notamment la tendance à la libéralisation économique et à la multilatéralisation du commerce tant dans les pays industrialisés que dans les pays en développement. La révolution des technologies de l'information et des communications a transformé l'industrie des services financiers à l'échelle mondiale. Grâce aux liaisons informatiques, les investisseurs peuvent connaître en temps réel les prix des actifs à un coût minime, cependant que la puissance de calcul grandissante des ordinateurs leur permet d'établir rapidement les corrélations entre les prix des actifs et entre ces prix et d'autres variables. Dans le même temps, les nouvelles technologies font qu'il est de plus en plus difficile aux pouvoirs publics d'exercer un contrôle sur les flux de capitaux internationaux, à l'entrée ou à la sortie, lorsqu'ils le désirent.

Cela signifie que la libéralisation des marchés de capitaux -- et l'augmentation prévisible du volume et de la volatilité des flux de capitaux qui en découle -- est un phénomène en constante évolution et dans une certaine mesure irréversible. Elle a contribué à la hausse de l'investissement, à l'accélération de la croissance et à l'amélioration du niveau de vie dans bien des pays. Mais la libéralisation financière, tant interne qu'externe, a aussi entraîné de coûteuses crises financières dans plusieurs cas. Cela démontre qu'elle comporte des risques aussi bien que des avantages et qu'elle a des répercussions profondes sur les politiques que les pouvoirs publics peuvent juger possibles ou souhaitables.

Dans cette brochure, nous examinerons les avantages et les inconvénients que peut comporter l'ouverture des marchés de capitaux en passant d'abord en revue l'argumentaire classique en faveur de la mobilité internationale des capitaux, puis le contre-argumentaire, qui a trait aux problèmes de l'information asymétrique et des autres facteurs de distorsions. Il ressort de cette analyse que les risques liés à la libéralisation des mouvements de capitaux transnationaux sont semblables à ceux de la déréglementation des institutions financières internes. Toute la question est de savoir comment conduire la libéralisation de manière à en limiter les risques et à en tirer le maximum de bénéfice.

La théorie

Justification classique de la mobilité des capitaux

Les flux de capitaux -- dette, investissement de portefeuille, investissement direct et placements immobiliers -- d'un pays à un autre s'enregistrent au compte de capital et d'opérations financières de la balance des paiements. Les sorties correspondent aux achats d'avoirs extérieurs par les résidents, qui remboursent en outre leurs emprunts à l'étranger; les entrées sont le fait d'étrangers qui investissent sur les marchés financiers du pays d'accueil, y acquièrent des propriétés immobilières, ou accordent des prêts aux résidents de ce pays. Le fait de lever toutes les restrictions qui pèsent sur ces transactions, autrement dit de laisser les capitaux entrer et sortir du pays sans contrôle ni entrave, est ce que l'on appelle déréglementer les mouvements de capitaux.

Selon la théorie économique classique, la mobilité internationale des capitaux permet aux pays qui ont des ressources d'épargne limitées d'attirer des financements pour leurs projets d'investissement internes, cependant que les investisseurs peuvent diversifier leurs portefeuilles, que les risques sont plus largement répartis et que les échanges intertemporels -- des biens aujourd'hui en échange de biens demain -- s'en trouvent favorisés. Plus précisément :

• Les ménages, les entreprises et même des pays entiers peuvent emprunter lorsque leurs revenus sont faibles et rembourser lorsqu'ils sont élevés, ce qui a pour effet de lisser la courbe de consommation. L'aptitude à emprunter à l'étranger peut ainsi atténuer les fluctuations du cycle économique en évitant aux ménages et aux entreprises d'avoir à limiter trop radicalement leur consommation et leurs investissements et à réduire ainsi encore davantage la demande intérieure, lorsque la production et le revenu intérieurs ont chuté.

• En prêtant à l'étranger, les ménages et les entreprises peuvent diversifier les risques liés aux perturbations qui menacent uniquement leur propre pays. Les entreprises peuvent se prémunir contre les coûts et les chocs de productivité en investissant dans des filiales réparties dans plusieurs pays. La mobilité du capital peut ainsi permettre aux investisseurs d'obtenir des taux de rendement, corrigés du risque, plus élevés. En retour, les taux de rendement plus élevés peuvent encourager l'épargne et l'investissement propices à l'accélération de la croissance économique.

Les problèmes d'information et leurs implications

Les thèses qui s'affrontent au sujet des bienfaits de la libéralisation des marchés des capitaux tiennent à ce que les avis diffèrent sur la question de savoir si la libre circulation des capitaux est synonyme d'affectation efficace des ressources. Ceux qui ne croient pas aux «marchés efficaces» affirment que le fonctionnement des marchés financiers déréglementés est tellement faussé par le manque d'informations complètes, entre autres problèmes, que les transactions donnent souvent des résultats qui menacent la prospérité générale. Ils soulignent que sur les marchés financiers l'information est très largement «asymétrique», en ce sens que l'une des parties à la transaction (par exemple le responsable de l'instruction du dossier de prêt) a beaucoup moins d'information à sa disposition que l'autre partie (l'emprunteur, qui est plus enclin à prendre des risques). Ce décalage fait naître divers problèmes qui affectent le fonctionnement des marchés financiers en particulier -- les spécialistes parlent d'antisélection, d'aléa moral et de comportement grégaire (voir encadré). L'asymétrie de l'information est à tout le moins cause d'inefficience; au pire, elle peut entraîner de coûteuses crises financières.

Ce qu'il faut craindre d'abord, c'est l'aléa moral -- le risque que les investisseurs s'attendent à être renfloués par l'État -- créé par les garanties publiques accordées aux institutions financières sans les mesures de sauvegarde qui s'imposent et sans que le marché soit suffisamment incité à exercer sa discipline pour réprimer la prise de risques excessifs. Il ne faut pas négliger non plus le danger des comportements grégaires, qui peuvent précipiter des réactions brutales des investisseurs, des soubresauts imprévisibles du marché et même des crises financières.

Dans ces conditions, faut-il se fier à l'hypothèse selon laquelle la libéralisation du marché financier accroît l'efficacité de l'affectation des ressources? Il est plus exact de dire que la libéralisation financière externe, comme la libéralisation interne, n'améliore absolument l'efficacité que lorsqu'elle s'accompagne de politiques appropriées permettant de limiter l'aléa moral, l'antisélection, la volatilité excessive et les problèmes connexes, et à en circonscrire les éventuelles conséquences fâcheuses. Comme on le verra plus loin, les politiques d'accompagnement requises sont la surveillance et la réglementation prudentielles, à quoi il faut ajouter un dispositif de prêteur en dernier ressort afin d'éviter que les opérateurs financiers ne prennent des risques excessifs et de circonscrire les perturbations pouvant mettre en danger l'ensemble du système. De plus, aucun effort ne doit être épargné pour encourager l'adoption de normes internationalement reconnues de comptabilité, d'audit et d'information financière, qui facilitent la saine gestion des sociétés selon des règles bien établies et protègent les investisseurs et les prêteurs de la fraude et des pratiques déloyales.

Libéralisation des mouvements de capitaux
et crises financières

Abstraction faite de la théorie économique, l'expérience a montré que, si la libéralisation des mouvements de capitaux précède le renforcement du système financier intérieur, elle peut causer de graves problèmes économiques. La libéralisation financière, interne comme externe, accroît notamment les risques de crise si elle ne s'accompagne pas de mesures de surveillance et de réglementation prudentielles cohérentes et rigoureuses (et de politiques macroéconomiques appropriées). La libéralisation interne, en intensifiant la concurrence dans le secteur financier, rend les intermédiaires plus vulnérables aux conséquences des prêts irrécouvrables et des mauvaises pratiques de gestion. Elle peut permettre aux banques de développer leurs activités à risques à un rythme qui dépasse de loin leur capacité de gestion. Elle peut permettre aux banques en difficulté de «risquer le tout pour le tout» en s'engageant dans des projets d'investissement risqués avec l'aide de financements coûteux (voir encadré). En donnant aux banques l'accès à des instruments dérivés complexes, elle peut compliquer l'évaluation du bilan des banques ainsi que la surveillance, l'évaluation et la limitation des risques, toutes tâches qui incombent aux autorités de contrôle.

Tacots, moutons de Panurge et autres problèmes liés
à l'asymétrie de l'information

Il y a asymétrie de l'information lorsque l'une des parties à une relation ou à une transaction économique possède moins d'information que les autres. Cette asymétrie est une caractéristique de nombreux marchés (par exemple celui des voitures d'occasion, où seul le vendeur sait quelles autos sont en fait de vrais tacots), mais de nombreux économistes y voient un phénomène particulièrement répandu sur les marchés de capitaux. Il en découle trois problèmes distincts, dont chacun peut nuire à l'efficacité et à la stabilité du marché : l'antisélection, l'aléa moral et le comportement grégaire.

Antisélection. Sur les marchés financiers, il arrive fréquemment que les prêteurs aient des informations incomplètes sur la solvabilité -- ou la qualité de la signature -- des emprunteurs. Parce que les prêteurs ne sont pas en mesure de bien évaluer la cote de crédit de chaque emprunteur, ils n'acceptent de payer un prix donné pour un titre (c'est-à-dire de prêter de l'argent à un certain taux d'intérêt) que si ce titre reflète la qualité moyenne des entreprises (ou emprunteurs) qui émettent des titres. Ce prix est en général inférieur au juste prix du marché pour les entreprises de haute qualité, mais supérieur au juste prix du marché pour les entreprises de faible qualité. Les dirigeants des entreprises de haute qualité, réalisant que leurs titres sont sous-évalués (et que leurs coûts d'emprunt sont donc excessifs), évitent d'emprunter sur le marché. Les seules entreprises qui souhaitent émettre des titres sont celles dont la qualité est moindre. Comme les entreprises de haute qualité émettent peu de titres, beaucoup de projets potentiellement rentables sont négligés, alors que les projets moins payants ou même perdants des entreprises de piètre qualité finissent par être financés -- ce qui signifie que les ressources ne sont pas employées à bon escient.

Aléa moral. Il y a aléa moral lorsqu'une des parties à une transaction est encouragée à en faire porter le coût par l'autre partie, et en a la possibilité. Un propriétaire de logement qui a une assurance incendie fera, par exemple, sans doute moins attention à ne pas fumer chez lui que son voisin qui n'est pas assuré, en sachant que les pompiers, la compagnie d'assurances et, indirectement, les autres souscripteurs d'une police contre l'incendie supportent le coût de son insouciance. Sur les marchés financiers, lorsque l'information est asymétrique, un créancier ne peut pas vérifier si l'emprunteur investit dans un projet risqué ou complètement sûr, et si l'emprunteur est protégé par un statut de responsabilité limitée ou par d'autres formes de garantie, il peut en résulter une quantité excessive d'investissements dans des projets risqués.

Le cas extrême de l'aléa moral se présente lorsqu'une entreprise ou une banque ayant une valeur nette négative emprunte afin de risquer le tout pour le tout, autrement dit investir dans une entreprise qui peut lui rapporter gros (et donc la sauver de la faillite), avec une faible probabilité de réussite. À terme, les prêteurs finissent par refuser d'accorder du crédit, de sorte que la masse d'argent investie est inférieure à ce que demanderait la logique économique.

Les moutons de Panurge. Les prêteurs peuvent être portés à se comporter de manière grégaire, c'est-à-dire à suivre aveuglément les actions de ceux qui, pensent-ils, sont mieux informés, par exemple à propos de la probabilité de faillite de telle ou telle banque. Ce type de comportement peut aussi survenir lorsque les investisseurs sont mal renseignés sur les qualités des personnes qui gèrent leurs fonds. Les gestionnaires de fonds moins compétents peuvent ainsi juger bon d'imiter les décisions d'investissement d'autres gestionnaires, dans un effort pour dissimuler leurs propres lacunes. Et le comportement grégaire peut être rationnel lorsque les bénéfices obtenus par un agent optant pour une certaine ligne de conduite augmentent parce que d'autres agents adoptent le même comportement. Par exemple, il se peut que les cambistes, pris individuellement, soient incapables d'épuiser les réserves de la banque centrale et de forcer la dévaluation de la monnaie, mais si un grand nombre de cambistes vendent simultanément, il se peut que la dévaluation se produise, moyennant quoi le premier agent qui a donné un ordre de vente est récompensé de sa décision. On voit donc bien qu'en présence d'informations asymétriques ou incomplètes, les investisseurs peuvent prendre tout à fait rationnellement des décisions qui risquent d'amplifier les mouvements des prix et de précipiter des crises soudaines.



La libéralisation financière externe peut amplifier les effets d'une politique malavisée. En permettant l'entrée des banques étrangères, elle peut, comme la libéralisation interne, réduire les marges et rendre les banques nationales plus vulnérables aux pertes sur les prêts. Elle peut également comme cette dernière encourager les banques en difficulté à jouer leur va-tout en leur offrant, dans ce cas particulier, l'accès à des fonds étrangers dont l'approvisionnement est élastique et à des investissements étrangers risqués. Une crise monétaire ou une dévaluation inattendue peuvent ainsi miner la solvabilité des banques et de leurs clients qui auront été autorisés, par la libéralisation financière externe et par une réglementation plus permissive, à accumuler des dettes extérieures importantes sans couverture. De plus, parce qu'elle facilite l'inversion des flux, la libéralisation des mouvements de capitaux peut obliger les autorités à relever les taux d'intérêt encore plus brutalement pour défendre un taux de change fixe attaqué, décision qu'elles peuvent hésiter à prendre lorsque le système bancaire est déjà fragilisé. Ainsi, la libéralisation financière externe accroît le risque de création d'un cercle vicieux où le manque de confiance dans le système bancaire nourrit le manque de confiance à l'égard du lien de parité fixe.

Conscients de cette éventualité, le Comité intérimaire, organe directeur du FMI, puis les ministres des finances et les gouverneurs des banques centrales du Groupe des Sept ont souligné, à l'automne 1998, que la libéralisation des mouvements de capitaux doit s'effectuer de manière ordonnée, graduelle et bien enchaînée.

Les travaux sur ces questions se poursuivent, mais il convient d'insister sur deux points.

Premièrement, les mécanismes par lesquels la libéralisation financière interne et externe peut menacer la stabilité financière sont en grande partie les mêmes.

Conséquence inévitable -- et souhaitable -- des gains d'efficience sur le plan financier et économique, la libéralisation, qu'elle soit interne ou externe, rétrécit les marges et laisse moins de place aux pratiques douteuses de gestion ou de crédit. Dans les deux cas, les banques et les autres intermédiaires ont la possibilité de faire des profits en évaluant avec soin et en gérant prudemment des investissements à risques. Mais, dans les deux cas aussi, il devient plus facile d'exploiter de manière imprudente ou frauduleuse les nouvelles possibilités qui sont ouvertes. La libéralisation financière externe ne présente, de ce point de vue, rien d'unique ni de différent.

Deuxièmement, le fond du problème réside non pas dans la libéralisation financière, mais plutôt dans les lacunes de la surveillance et de la réglementation prudentielles dont les conséquences sont simplement amplifiées par cette libéralisation.

Considérations systémiques

Dans un monde idéal, ceux qui investissent assumeraient les risques liés à leurs investissements. Les banques et les autres intervenants sur les marchés financiers feraient des choix d'investissement prudents et seraient forcés par leurs actionnaires et leurs clients à adopter des normes optimales de comptabilité, d'audit et d'information financière. Dans le monde réel, où les techniques de gestion des risques sont déficientes, où les pratiques d'audit et de comptabilité ne sont pas optimales et où d'autres distorsions nuisent gravement à l'aptitude des banques à gérer le risque, des règles prudentielles strictes peuvent jouer un rôle particulièrement important.

La réglementation prudentielle vise plusieurs objectifs : 1) inciter davantage les banques (et les autres intervenants sur les marchés financiers) à mieux reconnaître les risques qu'ils prennent; 2) permettre aux autorités de surveiller les courants qui pourraient menacer la stabilité du système, de manière à pouvoir corriger la situation si nécessaire. Elle ne remplit pas sa fonction si elle permet aux institutions financières de développer leurs activités à risques plus vite que leur aptitude à les gérer, aux banques et à leurs clients de s'exposer à une somme considérable de risques sans garantie et aux banques en difficulté de «risquer le tout pour le tout». (Dans certains cas, des mesures de restructuration financière et organisationnelle des grandes banques s'imposent parfois aussi pour dissuader les banques de jouer leur va-tout.) Par contre, la réglementation prudentielle tient son rôle lorsqu'elle encourage les banques à constituer des provisions pour l'éventualité où elles perdraient soudain accès aux financements extérieurs (à la suite, par exemple, d'une variation des taux d'intérêt mondiaux, ou d'une crise dans un pays voisin).

En un peu plus d'un siècle, on a pu se convaincre que, dans la plupart des pays, la banque centrale doit servir de prêteur en dernier ressort pour éviter la paralysie de marchés financiers à court de liquidités en cas de détresse générale. Mais cette fonction de garde-fou, bien qu'essentielle, crée aussi un aléa moral. Il incombe aux autorités d'appliquer une surveillance et une réglementation prudentielles rigoureuses, tout en apportant une attention minutieuse à la conception du mécanisme de prêteur en dernier ressort.

Au niveau international, les décideurs doivent aussi se demander ce qu'il faut faire du côté des pourvoyeurs de capitaux. Les efforts déployés depuis quelque temps pour améliorer l'information sur les flux de crédit à partir (et au travers) des grandes places financières en direction des pays à marché émergent doivent permettre d'alerter les prêteurs comme les emprunteurs en cas de concentration excessive de la dette, à court terme notamment. Si par ailleurs les banques s'appliquent à évaluer plus exactement le degré de risque de leurs prêts interbancaires, en particulier des crédits qu'elles accordent sur les marchés émergents, il se peut qu'elles soient amenées à se fixer des plafonds plus prudents, ce qui limiterait les risques de contagion d'une crise financière dans l'un de ces pays.

Les travaux d'analyse comme l'expérience confirment en outre qu'une bonne politique macroéconomique est essentielle pour que la déréglementation soit un succès. C'est en effet le moyen d'éviter un déséquilibrage grandissant des marchés financiers, qui finit par les déstabiliser, et d'atténuer les retombées des crises financières lorsque la panique fait rage. Une gestion prudente des finances publiques, grâce à laquelle les déficits ne grossissent pas hors de proportions, permet d'éviter la tentation de recourir à l'emprunt extérieur qui pourrait compliquer la gestion de la dette, miner le crédit du pays ou le rendre plus vulnérable aux chocs externes. La politique monétaire peut servir à contrecarrer les désordres des marchés (un relèvement temporaire des taux d'intérêt peut inverser l'exode des capitaux) et, alliée à la politique budgétaire, elle peut atténuer la contraction de l'économie en cas de fléchissement de la conjoncture (une expansion budgétaire et monétaire permet de stimuler la production et l'emploi, et de faire face aux effets de perturbations passagères).

L'enchaînement des réformes

L'ordonnancement de la libéralisation des mouvements de capitaux est une question importante mais compliquée. Il existe de grandes différences d'un pays à l'autre dans les niveaux de développement économique et financier, les structures institutionnelles, les systèmes juridiques et les pratiques d'affaires, et dans la capacité à gérer le changement dans toute une gamme de domaines pertinents pour la libéralisation financière. En conséquence, il n'existe pas de recette universelle pour l'enchaînement des étapes du processus de libéralisation financière, ni de lignes directrices générales sur la durée de ce processus.

Théoriquement, un pays doté d'un système financier intérieur entièrement libéralisé, qui a déjà mis en place les dispositifs de protection nécessaires pour en assurer le fonctionnement efficace, pourrait passer presque immédiatement et en toute confiance à la libéralisation complète des mouvements de capitaux. Toutefois, n'entrent dans cette catégorie que les pays (principalement industrialisés) qui sont déjà dotés de politiques très libérales concernant les opérations financières internationales.

Par contre, le maintien de restrictions strictes à la plupart des formes de mouvements internationaux de capitaux jusqu'à la libéralisation réussie et complète du système financier intérieur n'est pas une stratégie généralement recommandable. La libéralisation interne et la libéralisation externe peuvent se renforcer mutuellement et bénéficier de leur déploiement parallèle. Dans les pays où la réforme est entravée par des intérêts bien ancrés et l'inertie du pouvoir, l'impulsion requise peut venir des pressions extérieures engendrées par l'ouverture des marchés financiers.

Lorsque la préparation interne est bien avancée, on devrait être en mesure de procéder assez rapidement à une libéralisation externe essentiellement complète, c'est-à-dire en moins d'une décennie environ pour les marchés émergents les plus avancés. Lorsque l'infrastructure essentielle à un système financier libéral et stable n'est pas bien développée, la libéralisation complète, interne et externe, prendra plus de temps.

D'une manière générale, les quelques principes suivants sont à retenir :

• Même si l'investissement direct étranger soulève parfois la crainte d'une mainmise ou d'une prise de contrôle par des étrangers, les avantages économiques liés à de tels investissements, y compris le transfert de technologies et de pratiques de gestion efficaces, sont considérables. Par ailleurs, parce que les flux d'investissements directs sont moins sujets à des revirements soudains en cas de panique que les prêts bancaires, ils ne semblent pas engendrer les mêmes problèmes aigus de crises financières que l'inversion brutale des flux d'endettement. Ainsi, la libéralisation des entrées directes de capitaux devrait généralement constituer un élément intéressant d'un programme plus large de libéralisation.

• Deuxièmement, il n'est habituellement pas recommandé de libéraliser le système bancaire intérieur ou de l'ouvrir entièrement à l'intermédiation des entrées de capitaux lorsque des éléments importants de ce système sont insolvables ou risquent de le devenir par suite de la libéralisation. En règle générale, il est souhaitable d'éliminer les institutions non viables et de doter celles qui restent d'une assise solide avant de libéraliser ou d'ouvrir le système bancaire intérieur.

• Comme les systèmes bancaires jouent un rôle central dans les affaires financières de la plupart des pays à marché émergent, la libéralisation des mouvements de capitaux au sein du système bancaire intérieur et à travers ce dernier est déjà devenue pour une large part réalité dans beaucoup de ces pays. Un renversement de cette situation par le retour à une multitude de restrictions aux flux de capitaux au sein du système bancaire intérieur paraîtrait peu indiqué. Mais le fait que les entrées de capitaux sont devenues réalité ne fait que démontrer qu'il est risqué d'abolir précipitamment la plupart des restrictions aux opérations financières internationales avant d'avoir réglé les principaux problèmes du système financier intérieur. Les pratiques inadaptées en matière de comptabilité, d'audit et d'information financière dans les secteurs des finances et des entreprises qui affaiblissent la discipline du marché, les garanties publiques implicites qui encouragent des entrées de capitaux excessives et non soutenables, et les carences de la surveillance et de la réglementation prudentielles des institutions financières et des marchés intérieurs ouvrent la porte à la corruption, aux prêts de faveur et incitent les banques en difficulté à jouer leur va-tout. Les pays où ces problèmes sont graves devraient donc déréglementer les mouvements de capitaux graduellement, au fur et à mesure qu'ils éliminent ces distorsions.

• Compte tenu des préoccupations particulières soulevées par la dette extérieure à court terme, il peut également être justifié de déréglementer les flux à plus long terme, notamment les investissements directs étrangers, avant d'entamer la libéralisation des flux de capitaux à court terme.

• Il a principalement été question, jusqu'à présent, de la libéralisation des entrées de capitaux. Le principal problème en ce qui a trait à la libéralisation des sorties de capitaux se pose lorsque les restrictions à éliminer contribuent au maintien d'un déséquilibre macroéconomique important ou de graves distorsions au sein du système financier. Si un taux de change surévalué a été maintenu avec l'aide des restrictions aux sorties de capitaux, les pouvoirs publics doivent être prêts à ajuster le taux de change lorsque les restrictions seront levées. De même, si la répression financière a maintenu les taux d'intérêt versés aux épargnants à un niveau artificiellement bas, les opérateurs doivent s'attendre à une hausse de ces taux. Pour éviter les accidents coûteux, il est en général recommandé de libéraliser les sorties de capitaux dans un environnement où les déséquilibres macroéconomiques et les distorsions financières auront été réduits à un niveau gérable.

Résumé et conclusions

La libéralisation financière est inévitable pour l'ensemble des pays qui souhaitent tirer parti des bienfaits considérables -- hausse de l'investissement, croissance plus rapide et amélioration du niveau de vie -- d'une participation élargie au système économique mondial ouvert, en cette ère moderne de la technologie et des communications. Cependant, comme l'ont démontré les récents événements en Asie, en Russie et en Amérique latine, la libéralisation financière présente également des risques.

Les arguments classiques en faveur de l'ouverture et de la libéralisation des marchés financiers sont multiples : elles favorisent l'affectation plus efficace de l'épargne, de plus vastes possibilités de diversification des risques d'investissement, une croissance plus rapide et une atténuation des cycles conjoncturels. Les adversaires de l'ouverture des marchés de capitaux font, pour leur part, ressortir les inefficiences qui découlent de l'antisélection, de l'aléa moral et des comportements grégaires, trois conséquences de l'asymétrie de l'information, par quoi il faut entendre une situation où toutes les parties à une transaction ne disposent pas de la même information. Les pouvoirs publics ont cependant les moyens d'atténuer ou de compenser les inconvénients que peuvent causer les problèmes d'information asymétrique.

Si les distorsions du marché financier intérieur sont causées par l'inadaptation de la politique fiscale, les lacunes de la surveillance et de la réglementation des banques ou la garantie implicite ou explicite par l'État des risques courus par le secteur privé, la solution consiste à programmer et compléter comme il faut la libéralisation des mouvements de capitaux en supprimant ces distorsions au préalable ou en même temps. Mais, dans la mesure où le problème tient à une asymétrie de l'information intrinsèque aux marchés financiers, qu'il n'est pas possible d'éliminer sans mettre en danger le système tout entier, il peut être justifié de prendre des mesures afin d'agir sur le volume de certaines catégories de transactions financières.

Par exemple, les pouvoirs publics peuvent souhaiter intervenir pour contrecarrer ou contrebalancer les excès de comportement grégaire. Ils peuvent aussi prendre des mesures fiscales ou parafiscales (normes de fonds propres différenciées ou réserves obligatoires non rémunérées) pour décourager une sorte particulière de transaction financière, par exemple une dépendance excessive à l'égard de l'emprunt extérieur à court terme. Le recours à ces instruments, qui font changer les comportements en modifiant les prix relatifs, n'est pas incompatible avec l'objectif ultime de la libéralisation des mouvements de capitaux.

La libéralisation des mouvements de capitaux a-t-elle causé une recrudescence de crises financières coûteuses? Il est certain que, si la libéralisation des mouvements de capitaux précède le renforcement du système financier intérieur, elle peut causer de graves problèmes économiques, voir des crises financières. En revanche, la suppression des entraves à la circulation de l'épargne a été une bénédiction pour le développement économique partout dans le monde. Et la puissante et irréversible vague de transformation des techniques d'information et de communication fait qu'aujourd'hui l'extrême mobilité des capitaux est une réalité incontournable. Face à ces constats, la solution n'est pas de revenir à un régime de restriction des flux de capitaux, mais de procéder à la libéralisation de manière ordonnée et bien enchaînée, avec l'appui de politiques macroéconomiques saines, de systèmes financiers intérieurs renforcés et dans une plus grande transparence grâce à la diffusion en temps voulu de l'information financière et économique. Entourée de ces précautions, la libéralisation devient non seulement inévitable mais salutaire.

Barry Eichengreen est professeur de sciences économiques et politiques, titulaire de la chaire John L. Simpson à l'université de Californie, Berkeley. Il était Conseiller principal au Département des études du FMI lorsqu'il a participé à l'étude sur laquelle se base cette brochure
Michael Mussa est Chef économiste et Conseiller économique du FMI, et Directeur du Département des études.
Giovanni Dell'Ariccia, qui était économiste au Département des études, est maintenant au Département Asie et Pacifique. Il est titulaire d'un doctorat du Massachusetts Institute of Technology.
Enrica Detragiache est économiste au Département des études. Elle est titulaire d'un doctorat de l'université de Pennsylvanie.
Gian Maria Milesi-Ferretti est économiste au Département des études. Il est titulaire d'un doctorat de Harvard
Andrew Tweedie est Conseiller au Département des études. Avant de rejoindre le FMI, il travaillait à labanque centrale de Nouvelle-Zélande.