Leçons et défis dix ans après la faillite de Lehman Brothers
Christine Lagarde3 septembre 2018
La bourse de New York le jour où la banque d’investissement Lehman Brothers s’est déclarée en faillite : la crise mondiale qui a suivi est l’un des événements déterminants de notre époque (Photo: Nancy-Kaszerman/ZUMA Press/Newscom)
La crise financière mondiale demeure l'un des événements déterminants de notre époque; elle marquera à jamais la génération qui l'a vécue. Les retombées de la crise — coûts économiques élevés pour la population, amertume à la vue des banques renflouées et des banquiers jouissant de l'impunité à une époque où les salaires réels continuaient à stagner — font partie des principaux facteurs qui expliquent la forte réaction contre la mondialisation, particulièrement dans les pays avancés, ainsi que l'érosion de la confiance dans l’État et d'autres institutions.
En ce sens, la crise a étendu un long nuage sombre qui ne semble pas vouloir s'estomper de sitôt. Pourtant, le dixième anniversaire de l'effondrement de Lehman Brothers — un événement incroyable, comme je l’ai dit un jour — donne l'occasion d'évaluer notre réponse à la crise au cours de la dernière décennie.
La chute précipitée de Lehman Brothers a entraîné un assaut général contre le système financier, conduisant à une crise systémique. Au total, vingt-quatre pays ont été victimes de crises bancaires et, dans la plupart d'entre eux, l'activité économique n'est pas encore revenue à la normale. Selon une étude, l'Américain moyen perdra 70 000 dollars de son revenu sur la durée de sa vie à cause de la crise. Les pouvoirs publics continuent de s’en ressentir aussi. Dans les pays avancés, la dette publique a augmenté de plus de 30 points de pourcentage du PIB, à cause de la faiblesse d'une économie qu'il fallait stimuler et du sauvetage des banques en difficulté.
Aujourd'hui, les sources de tension semblent évidentes, mais elles l'étaient moins à l'époque. La plupart des économistes n'ont pas su prédire l'avènement de la crise. C’est une leçon en comportement de groupe qui donne à réfléchir.
Quelles étaient ces sources de tension ? Essentiellement, l'innovation financière qui a largement surpassé la réglementation et le contrôle. Les institutions financières—surtout aux États-Unis et en Europe—ont commencé à prendre énormément de risques téméraires, notamment en comptant moins sur les dépôts classiques et davantage sur le financement à court terme, en abaissant considérablement les normes d’octroi de prêt, en sortant les prêts hors des bilans par le biais de titrisations opaques et, plus généralement, en déplaçant leurs activités vers les recoins cachés du secteur financier, moins soumis à la surveillance réglementaire. Par exemple, la part de marché des prêts hypothécaires à risque aux États-Unis représentait 40 % de l'ensemble des titres adossés à des créances hypothécaires en 2006, contre presque rien au début des années 1990.
La mondialisation croissante des services bancaires et financiers a entraîné, à son tour, une propagation rapide et dangereuse de la crise. Les banques européennes ont été les principaux acheteurs de titres américains adossés à des créances hypothécaires. En même temps, l'introduction de l'euro a déclenché d'importants flux de capitaux vers la périphérie de la zone euro, à mesure que les coûts d'emprunt diminuaient. Ces flux ont été financés par des banques du cœur de la zone euro—encore un facteur de contagion financière. La mondialisation a également contribué au problème par le biais de l'arbitrage réglementaire : les institutions financières ont été en mesure d'exiger un allégement de leur contrôle en menaçant de s'établir dans des pays où la réglementation leur était plus favorable.
Si la réaction à ces risques antérieurs à la crise a été inadéquate, je dirais que la réponse immédiate à la crise fut impressionnante. Les gouvernements des principaux pays du G20 ont coordonné leurs politiques à l'échelle mondiale. Les pays souffrant de problèmes bancaires ont limité le frein exercé par leur secteur financier sur l'économie réelle, grâce notamment à des apports de capitaux, à des garanties de dette et à des achats d'actifs. Les banques centrales ont réduit les taux directeurs et se sont ensuite aventurées en dehors des sentiers battus en adoptant des politiques monétaires non conventionnelles. Les gouvernements ont soutenu la demande au moyen de vastes programmes de relance budgétaire.
Le FMI a joué son rôle aussi, en demandant à ses pays membres d’accroître considérablement ses ressources financières : ainsi, il a pu engager près de 500 milliards de dollars en faveur des pays touchés par la crise. Nous avons également injecté un montant sans précédent de 250 milliards de dollars de liquidités dans le système mondial. Nous avons modernisé nos mécanismes de prêt pour répondre plus rapidement et plus souplement aux besoins des pays—notamment en offrant des taux d'intérêt zéro sur les prêts aux pays à faible revenu. Nous avons aussi repensé fondamentalement notre approche de la macroéconomie afin de mieux maîtriser ce que nous avions tous négligé, y compris les liens complexes entre le secteur financier et l'économie réelle.
Ensemble, ces politiques économiques—dans le contexte d'une action internationale collective—ont largement fonctionné dans la mesure où le pire a été évité. Rien n'était certain; dans le sillage immédiat de l'effondrement de Lehman, nous faisions vraiment face à l'abîme. Incroyable, en effet...
Les politiques économiques ont également remédié aux erreurs à l'origine de la crise. Les positions de fonds propres et de liquidités des banques sont beaucoup plus saines. Les entités hors bilan ont été réduites et placées sous l'égide de la réglementation. Les grandes banques doivent observer une réglementation plus stricte et l'effet de levier est maintenant réduit. L'émission de prêts hypothécaires à risque a essentiellement disparu. Une grande partie des produits dérivés hors cote a été transférée à la compensation centrale.
C'est très bien, mais ce n'est pas assez. Trop de banques, surtout en Europe, restent affaiblies. Les fonds propres des banques devraient probablement augmenter davantage. Le slogan « trop grande pour faire faillite » reste problématique car la taille et la complexité des banques augmentent. Le redressement des banques en difficulté n'a pas encore assez progressé, particulièrement au niveau international. De nombreuses activités opaques se réfugient dans le secteur bancaire parallèle. En outre, la poursuite de l'innovation financière, notamment par les transactions à haute fréquence et la technologie financière, rend la stabilité financière plus délicate. D'autre part—et c'est peut-être le facteur le plus inquiétant—les dirigeants sont confrontés à de fortes pressions de la part du secteur financier pour détricoter les réglementations mises en place après la crise.
Un autre domaine important n’a guère changé — le domaine de la culture, des valeurs et de l'éthique. Comme je l'ai déjà dit , le secteur financier attache encore plus d'importance au profit immédiat qu'à la prudence à long terme — le court terme l’emporte sur la durabilité. Il suffit de se rappeler les nombreux scandales financiers depuis Lehman. L'éthique n'est pas seulement importante pour elle-même, mais parce que les manquements à l'éthique ont des conséquences économiques évidentes. Une bonne réglementation et un bon contrôle peuvent être très efficaces, mais ils ne sont pas une panacée. Ils doivent être complétés par des réformes au sein des institutions financières.
Dans ce contexte, un ingrédient important de la réforme du secteur financier serait un leadership plus féminin. Je dis cela pour deux raisons. Premièrement, une plus grande diversité raffine toujours la pensée et réduit ainsi le potentiel d'un comportement de groupe. Deuxièmement, cette diversité est également un gage de prudence, car elle réduirait les prises de décisions téméraires qui ont provoqué la crise. Nos propres recherches le confirment : une plus grande proportion de femmes dans les conseils d'administration des banques et des organismes de surveillance financière est associée à une plus grande stabilité. Comme je l'ai dit à maintes reprises, si Lehman avait été Sisters au lieu de Brothers, le monde serait peut-être très différent aujourd'hui.
Où en sommes-nous à l'occasion du dixième anniversaire de l'effondrement de Lehman ? En fin de compte, nous avons fait un long parcours, mais nous ne sommes pas allés assez loin. Le système est plus sûr, mais pas assez. La croissance a rebondi mais n'est pas suffisamment partagée.
Pour compliquer les choses, l'horizon de l'économie politique a changé : la coopération internationale semble devenue moins prioritaire—ironiquement, le type même de coopération qui a empêché la crise de provoquer une deuxième Grande dépression. Pensez aux mesures prises par le G20, le Conseil de stabilité financière, le FMI et d'autres organismes qui ont si bien travaillé ensemble au cours de la dernière décennie. En effet, l'importance de la coopération internationale pour relever les défis du XXIe siècle est l'une des leçons durables de la crise.
Nous sommes aujourd'hui confrontés à de nouvelles lignes de faille post-crise—du recul potentiel de la réglementation financière aux retombées de l'inégalité excessive, au protectionnisme et aux politiques nombrilistes, en passant par l'aggravation des déséquilibres mondiaux. La façon dont nous surmonterons ces obstacles déterminera si nous avons pleinement intériorisé les leçons de Lehman. En ce sens, le véritable testament de la crise ne peut être évalué adéquatement après dix ans, parce qu'il est encore en cours de rédaction.
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Christine Lagarde est directrice générale du Fonds monétaire international. Après un premier mandat de cinq ans, elle a été reconduite dans ses fonctions en juillet 2016 pour un deuxième mandat. De nationalité française, elle a occupé auparavant le poste de ministre des finances de son pays entre juin 2007 et juillet 2011. Elle a aussi été ministre d’État chargée du commerce extérieur pendant deux ans.
Par ailleurs, Madame Lagarde a poursuivi une longue et remarquable carrière d’avocate spécialiste du droit de la concurrence et du travail en qualité d’associée dans le cabinet international Baker & McKenzie, dont elle a été élue présidente en octobre 1999. Elle l’est restée jusqu’en juin 2005, date à laquelle elle a été nommée à son premier poste ministériel en France. Madame Lagarde est diplômée de l’Institut d’études politiques (IEP) et de la faculté de droit de l’université Paris X, où elle a aussi enseigné avant d'intégrer Baker & McKenzie en 1981.