La zone euro a besoin d’une union budgétaire
Helge Berger, Giovanni Dell’Ariccia, et Maurice Obstfeld21 février 2018
Si elle ne se dote pas d’éléments propres à une union budgétaire, la zone euro restera intrinsèquement vulnérable aux chocs. (photo : iStock by GettyImages).
La zone euro connaît une reprise vigoureuse, mais l’architecture qui sous-tend l’union monétaire de l’Europe demeure inachevée et laisse la région exposée à de futures crises financières.
S’il est vrai que des progrès considérables ont été faits pour régler certains problèmes structurels (notamment l’établissement de mécanismes de prêt conditionnels et des premiers jalons d’une union bancaire), nous concluons dans notre nouvelle étude que la zone euro doit se doter des éléments constitutifs d’une politique budgétaire commune, y compris des mécanismes de partage du risque budgétaire, afin de préserver l’intégration et la stabilité financières et économiques. Sans une certaine mesure d’union budgétaire, la région continuera d’être confrontée à des risques existentiels que les dirigeants ne peuvent se permettre d’ignorer. Le sujet n’est pas nouveau, mais compte tenu de la bonne conjoncture économique, le moment est peut-être venu de relancer la question — et de saisir l’occasion de renforcer la zone euro.
Si l’Union économique et monétaire (UEM) de l’Europe était constituée comme les autres grandes zones monétaires, comme les États-Unis par exemple, ses États membres feraient face ensemble aux chocs économiques ou financiers. Ils auraient doté une administration centrale ou des institutions gérées conjointement des compétences nécessaires pour venir en aide aux organisations financières en difficulté, garantir les dépôts bancaires et apporter une aide budgétaire aux États frappés par une récession particulièrement dure.
Mais l’UEM n’est pas une union politique et ses États membres ne peuvent compter en grande partie que sur eux-mêmes. Cette structure les laisse exposés à des chocs économiques ou financiers très particuliers et de grande ampleur, d’autant plus que leur niveau d’endettement est déjà élevé et que les administrations nationales ne disposent que d’une faible marge de manœuvre pour prendre des mesures budgétaires face à ces chocs. Pire encore, les banques de la zone euro détiennent d’importantes créances sur la dette souveraine intérieure ou la dette publique, ce qui ouvre la porte à un cercle vicieux où les problèmes de la dette souveraine et des finances publiques se renforcent mutuellement.
Comme on l’a vu lors de la récente crise financière, cette dynamique peut entraîner de dramatiques effets de contagion au sein de l’UEM et au-delà.
Que faudrait-il faire ?
Étant donné le risque que posent les liens entre banques et États, qui restent forts, l’UEM devrait commencer par achever son union bancaire dans les meilleurs délais. La crise de la dette, entre 2010 et 2012, a donné lieu à des progrès rapides, de la création du mécanisme européen de stabilité à l’établissement d’institutions centrales chargées de la surveillance financière et de la restructuration des banques. Le programme d’opérations monétaires sur titres lancé par la Banque centrale européenne a contribué à régler de fortes distorsions sur les marchés de la dette souveraine.
Mais la zone euro ne s’est toujours pas dotée d’une législation unifiée assurant la garantie des dépôts dans toute la zone, ni d’un dispositif de garantie commun pour le fonds de résolution bancaire unique. Combler ces lacunes permettrait d’éviter qu’une crise bancaire mette en péril la stabilité budgétaire d’un pays et son appartenance à la zone euro. Il faudrait encore y ajouter d’autres mesures, notamment pour réguler les créances bancaires sur la dette souveraine, afin d’éviter que les soubresauts des marchés obligataires d’un État membre sapent la confiance dans les banques locales. Cela renforcerait la crédibilité de la disposition du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui interdit aux États de payer la dette d’un autre État (clause dite de « no bailout »), car les dettes souveraines pourraient être restructurées sans risque pour les systèmes bancaires locaux.
La nécessité d’une union budgétaire
Mais, toute essentielle qu’elle soit, une union bancaire ne suffira pas. L’UEM a également besoin d’une union budgétaire pour atténuer les chocs macroéconomiques affectant des pays donnés. Les unions monétaires bien établies, telles que celles mises en place dans des grands pays comportant plusieurs gouvernements régionaux, comportent des mécanismes de partage automatique des risques, le moyen le plus efficace de se prémunir contre les risques conjoncturels.
Les marchés privés n’offrent pas de protection suffisante contre les diminutions de la consommation lors de crises économiques. Le financement de dépenses publiques par le déficit constitue une alternative, mais il se traduit ultérieurement par une hausse des impôts ou une réduction des dépenses, et n’est pas envisageable si le niveau de la dette publique est déjà très élevé. La solution idéale est d’instaurer un système permettant aux États membres de s’assurer mutuellement en mettant en commun les risques budgétaires.
Il existe de nombreuses façons de partager les risques budgétaires tout en évitant des transferts de fonds permanents. Il a par exemple été proposé de mettre en place un système d’assurance-chômage à l’échelle de l’UEM, afin de stabiliser directement les revenus privés. Mais la création d’une capacité budgétaire centralisée, qui prélèverait des contributions annuelles auprès de ses membres en échange de transferts liés aux chocs locaux lorsqu’ils surviennent, apporterait en partie les mêmes avantages sans nécessiter l’harmonisation des régimes d’assurance-chômage. Une étude du FMI à paraître, intitulée « Filling a Gap in the Euro Area Architecture: A Central Fiscal Capacity for Macroeconomic Stabilization » (« Combler une lacune de la structure de la zone euro : une capacité budgétaire centralisée pour assurer la stabilisation macroéconomique »), explique comment mettre en place un mécanisme de ce type pour atténuer les variations conjoncturelles tout en assurant la discipline budgétaire et en évitant les problèmes d’aléa moral.
En principe, la participation à un tel mécanisme pourrait être subordonnée au respect de règles budgétaires ou à l’adoption de réformes structurelles visant à réduire la possibilité que le partage des risques entraîne des transferts unidirectionnels et prolongés. D’autres problèmes de longue date, tels que les prêts bancaires improductifs, devront être traités séparément.
Discipline budgétaire
La mutualisation partielle des risques budgétaires pourrait également avoir comme avantage de renforcer la discipline budgétaire. Cela peut sembler contradictoire, car comme dans tout autre mécanisme d’assurance, la mise en commun du risque budgétaire ouvre la porte à l’aléa moral, c’est-à-dire à la tentation de prendre des décisions plus risquées, puisqu’il existe un mécanisme d’assurance. Les États pourraient ainsi faire moins d’efforts pour respecter les objectifs budgétaires.
Une plus grande mutualisation des risques pourrait toutefois renforcer la crédibilité de la clause de « no bailout » de la zone euro et, partant, rendre les marchés financiers plus attentifs aux imprudences budgétaires. On peut affirmer que les marchés ne prennent pas vraiment la clause du « no bailout » au sérieux : la faillite d’un État pouvant entraîner d’immenses répercussions économiques et financières négatives, son sauvetage constitue un moindre mal pour le reste des membres de l’UEM.
Ce danger est particulièrement grand lorsque les liens entre États et banques demeurent très étroits, notamment quand les banques détiennent d’importantes créances sur la dette souveraine de leur pays. Une plus grande mutualisation des risques budgétaires, qui commencerait pas une véritable union bancaire dotée de mécanismes de garantie bien financés, atténuerait les effets de contagion d’une faillite souveraine et réduirait la probabilité d’un sauvetage. Et les marchés financiers auraient donc intérêt à appliquer des taux d’intérêt plus élevés aux pays prenant des décisions budgétaires imprudentes.
Cela étant dit, l’aléa moral est un grand problème : une véritable union budgétaire a besoin de règles et d’institutions efficaces pour s’en prémunir. En comparant les pays, on constate que les restrictions appliquées aux politiques nationales ou régionales sont généralement plus fortes lorsque le niveau de mutualisation des risques budgétaires est plus élevé. Pour l’UEM, cela implique d’envisager la possibilité de simplifier la réglementation existante et de l’appliquer de façon plus stricte. Il pourrait donc être nécessaire de transférer certaines compétences des États membres à l’Union.
Impératif économique
Il est évident que l’achèvement du dispositif institutionnel de la zone euro est difficile sur le plan politique, mais il s’agit d’un impératif économique. Les étapes examinées ici supposent des décisions institutionnelles compliquées et une redistribution de compétences souveraines, et soulèvent des questions de légitimité démocratique.
Mais pour avancer dans cette voie, un débat public de fond s’impose à l’heure où même l’idée de l’intégration européenne ne fait plus l’objet d’un consensus, car il serait risqué de prendre des décisions sans l’aval d’une majorité des citoyens.
Toutefois, la réalité économique reste ce qu’elle est, quel que soit le climat politique. Tant que la zone euro ne se sera pas dotée d’une union budgétaire en bonne et due forme, elle demeurera intrinsèquement vulnérable aux chocs. Inversement, la promesse d’une UEM plus complète à long terme renforcerait sa résilience dès aujourd’hui.
Vers une union plus totale
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Helge Berger est directeur adjoint du département des études du FMI. Il est également professeur associé d’économie monétaire à l’université libre de Berlin. Il a étudié à Munich, où il a obtenu un doctorat en économie l’habilitant à enseigner. M. Berger a également enseigné à Princeton University, en tant que John Foster Dulles Visiting Lecturer, contribué à coordonner le réseau CESifo établi à Munich, en tant que directeur de la recherche, et été professeur de plein droit à l’université libre de Berlin.
Giovanni Dell’Ariccia est sous-directeur au département des études du FMI, où il coordonne les travaux de l’unité sur les liens macrofinanciers. Il a précédemment travaillé au département Asie et Pacifique du FMI. Ses thèmes de recherche sont : le secteur bancaire, la dimension macroéconomique du crédit, la politique monétaire, la finance internationale et la conditionnalité des programmes d’aide et des crédits internationaux. Ses articles ont été publiés dans les plus grandes revues financières et économiques. Il est titulaire d’un doctorat du MIT et il est chercheur associé au Centre for Economic Policy Research (CEPR).
Maurice Obstfeld est le conseiller économique et directeur du département des études du FMI, en disponibilité de l’université de Californie, à Berkeley, où il est professeur d’économie (« Class of 1958 ») et anciennement directeur de la faculté d’économie (1998-2001). Professeur à Berkeley depuis 1991, il a auparavant occupé les postes de professeur titulaire à l’université Columbia (1979–86) et à l’université de Pennsylvanie (1986–89), et de professeur invité à Harvard (1989–90). Il a obtenu son doctorat en économie au MIT en 1979, après avoir étudié à l’université de Pennsylvanie (licence, 1973) et au King’s College de l’université de Cambridge (maîtrise, 1975).
De juillet 2014 à août 2015, M. Obstfeld a été membre du Conseil des conseillers économiques du Président Obama. De 2002 à 2014, il a occupé le poste de conseiller honoraire auprès de l’Institut d’études économiques et monétaires de la Banque du Japon. Il est en outre membre de la Société d’économétrie et de l’Académie américaine des arts et des sciences. M. Obstfeld a notamment reçu les distinctions suivantes : le prix Tjalling Koopmans de l’université de Tilburg, le prix John von Neumann du Rajk Laszlo College of Advanced Studies (Budapest), et le prix de l’Institut Bernhard Harms de l’université de Kiel. Il a participé à des conférences de renom, dont la conférence annuelle Richard T. Ely de l’American Economic Association, la conférence L. K. Jha Memorial de la Banque de réserve de l’Inde, et la conférence Frank Graham Memorial de l’université de Princeton. M. Obstfeld a été membre du comité de direction ainsi que vice-président de l’American Economic Association. Il a également été consultant et a donné des cours au FMI, ainsi que dans de nombreuses banques centrales dans le monde.
Il a par ailleurs coécrit deux des ouvrages phares en économie internationale — Économie internationale (10e édition, 2014, avec Paul Krugman et Marc Melitz), et Foundations of International Macroeconomics (1996, avec Kenneth Rogoff) —, ainsi qu’une centaine d’articles de recherche sur les taux de change, les crises financières internationales, les marchés mondiaux de capitaux et la politique monétaire.