La déconnexion entre le chômage et les salaires
Par Gee Hee Hong, Zsoka Koczan, Weicheng Lian, Malhar NabarLe 27 septembre 2017
La demande de travailleurs est en hausse, mais les salaires sont plutôt à la traîne (photo: Shironosov/iStock)
Au cours des trois dernières années, dans de nombreux pays développés, des signes croissants de rétablissement des marchés du travail après la Grande Récession de 2008–09 ont été observés. Pour autant, malgré le recul des taux de chômage, la croissance des salaires a été faible, ce qui pose une question délicate : pourquoi une hausse de la demande de travailleurs ne va-t-elle pas de pair avec une progression des rémunérations?
Nos travaux de recherche dans les Perspectives de l’économie mondiale d’octobre 2017 mettent en lumière les causes de la croissance en demi-teinte des salaires nominaux dans les pays développés depuis la Grande Récession. Il est important de connaître les raisons de la déconnexion entre le chômage et les salaires, non seulement pour la politique macroéconomique mais aussi pour les perspectives de réduction des inégalités de revenu et d’augmentation de la sécurité des travailleurs.
La croissance de l’emploi s’est accélérée mais celle des salaires pas vraiment
Dans de nombreux cas, la croissance de l’emploi s’est accélérée et les taux de chômage officiels ont à présent renoué avec leurs niveaux antérieurs à la Grande Récession. En revanche, le taux de croissance des salaires nominaux reste nettement inférieur à celui qui prévalait avant la récession. Cela peut s’expliquer par les tentatives délibérées de freiner la croissance des salaires, qui avait atteint des niveaux trop élevés, comme cela fut le cas dans certains pays en Europe. La tendance est cependant plus générale.
Plusieurs facteurs — cycliques et structurels, ou de nature lente — expliquent cette tendance.
Le volant de main-d’œuvre inutilisé, à savoir l’offre de main d’œuvre au-delà de celle que les entreprises souhaiteraient employer, est un facteur cyclique important.
Toutefois, il est d’abord important de comprendre que les taux de chômage officiels ne rendent peut-être pas aussi bien compte du volant de main-d’œuvre inutilisé que dans le passé. Le nombre d’heures par travailleur a continué à diminuer (ce qui marque la poursuite d’une tendance antérieure à la Grande Récession).
Plusieurs pays enregistrent aussi une progression du temps partiel non choisi (les actifs occupés moins de 30 heures par semaine qui indiquent vouloir travailler davantage).et un pourcentage plus élevé de contrats de travail temporaire. Ces éléments s’expliquent en partie par la persistance d’une faible demande de main-d’œuvre (elle-même une réflexion de la faiblesse de la demande finale de biens et services).
Le ralentissement largement reconnu de la croissance tendancielle de la productivité est un autre facteur clé de la croissance des salaires. La faiblesse persistante de la production par heure travaillée peut réduire la rentabilité des entreprises et, à terme, peser sur la croissance des salaires, les sociétés se montrant moins disposées à accorder des augmentations rapides des rémunérations.
Les facteurs plus lents
Outre ces mécanismes, des facteurs plus lents comme l’automatisation (mesurée indirectement par la baisse du prix relatif des biens d’équipement) et la révision à la baisse des anticipations de croissance à moyen terme freinent aussi la croissance des salaires. Toutefois, notre analyse montre que l’automatisation n’a peut-être pas fortement contribué à la dynamique hésitante des salaires après la Grande Récession.
L’analyse fait aussi apparaître des facteurs communs non négligeables à l’origine de la faiblesse des salaires au lendemain de la Grande Récession et notamment en 2014–16. En d’autres termes, la situation du marché du travail dans les autres pays semble avoir un impact grandissant sur la détermination des salaires dans un pays donné. Cela met en évidence le rôle que peut jouer la menace d’un transfert d’usines à l’étranger ou un accroissement de l’offre mondiale de main-d’œuvre réelle dans le contexte d’une intégration économique internationale plus étroite.
Comment cela fonctionne
Les rôles relatifs du volant de main-d’œuvre inutilisé et de la croissance de la productivité varient d’un pays à l’autre. Dans les pays où les taux de chômage restent nettement supérieurs à leurs moyennes d’avant la Grande Récession (par exemple, Italie, Portugal et Espagne), le chômage élevé peut expliquer environ la moitié du ralentissement de la croissance des salaires nominaux depuis 2007, le temps partiel subi représentant un frein supplémentaire. Par conséquent, la croissance des salaires ne devrait pas s’accélérer tant que le volant de main-d’œuvre inutilisé n’aura pas fortement diminué, ce qui nécessite une poursuite des politiques accommodantes pour stimuler la demande globale.
Dans les pays où les taux de chômage sont inférieurs à leurs moyennes d’avant la Grande Récession (par exemple, Allemagne, Japon, États-Unis et au Royaume-Uni), la croissance timide de la productivité peut expliquer environ deux tiers du ralentissement de la croissance des salaires nominaux depuis 2007. Cependant, même dans ces cas, le temps partiel non choisi pèse sur la croissance des salaires, ce qui laisse entrevoir des surcapacités plus importantes sur le marché du travail que ne l’illustrent les taux de chômage officiels. Il sera important d’évaluer l’ampleur exacte des surcapacités dans ces pays au moment de définir le rythme souhaitable de sortie des politiques monétaires accommodantes.
Évolution plus large du marché du travail
Nos travaux indiquent aussi que la croissance atone des salaires a eu lieu dans le contexte d’une évolution plus générale du marché du travail. La hausse de l’emploi à temps partiel involontaire elle-même, par exemple, s’explique en partie par une demande cycliquement faible. Des politiques d’accompagnement qui stimulent la demande globale réduiraient donc l’emploi à temps partiel involontaire. Mais il existe aussi un lien avec des facteurs qui évoluent plus lentement, tels que l’automatisation, la baisse des anticipations de croissance à moyen terme et l’importance croissante du secteur des services.
Certains de ces développements pourraient en partie représenter une modification durable des relations entre les entreprises et les travailleurs qui illustre les évolutions sous-jacentes de l’économie, à savoir l’avènement de l’économie à la demande et l’amenuisement de secteurs traditionnels comme l’industrie manufacturière. Les dirigeants devront donc peut-être redoubler d’efforts pour s’attaquer aux facteurs de vulnérabilité auxquels les travailleurs à temps partiel sont confrontés. Il pourrait s’agir d’élargir la couverture du salaire minimum lorsqu’elle n’inclut pas aujourd’hui les travailleurs à temps partiel, d’assurer la parité avec les travailleurs à temps plein en élargissant au prorata la couverture des congés annuels, des congés familiaux et des congés de maladie, ainsi que de renforcer l’enseignement secondaire et tertiaire afin d’améliorer les qualifications à plus long terme.
Gee Hee Hong est économiste au sein du Département Asie et Pacifique du FMI, où elle couvre le Japon. Son travail porte principalement sur la dynamique de l'inflation, les liens macrofinanciers et des questions commerciales telles que les répercussions des variations du taux de change et la chaîne de valeur mondiale. Elle a travaillé auparavant sur les questions de surveillance régionale et a couvert Singapour, la Malaisie et Fidji au sein du Département Asie et Pacifique du FMI (2014-16). Avant de rejoindre le FMI, elle a travaillé à la Banque du Canada (2012-14). Mme Hong est titulaire d'une licence de l'Université nationale de Séoul (2006) et d'une maîtrise et d'un doctorat de l'Université de Californie à
Berkeley (2012).
Zsoka Koczan est économiste à la Division des études économiques mondiales du Département des études du FMI. Elle a travaillé auparavant au département Europe du FMI. Avant de rejoindre le FMI en 2013, elle a travaillé à la Banque européenne de reconstruction et de développement. Elle s’intéresse à la microéconomie appliquée, aux inégalités et aux migrations. Elle est titulaire d’un doctorat de l’Université de Cambridge.
Weicheng Lian est économiste à la Division des études économiques mondiales du Département des études du FMI. Il a travaillé auparavant au département Europe du FMI. Il s’intéresse à la macrofinance, notamment aux tendances et cycles du logement, ainsi qu’aux questions liées aux chaînes d’approvisionnement mondiales et aux transformations structurelles. Il est titulaire d’un doctorat en économie de l’Université de Princeton, ainsi que d'une maîtrise en économie et d'une licence en physique de l'Université de Pékin.
Malhar Nabar est Chef adjoint de la Division des études économiques mondiales du Département des études du FMI. Il a travaillé auparavant au Département Asie et Pacifique du FMI, où il couvrait la Chine et le Japon, et a été chef de mission pour la RAS de Hong Kong. Ses recherches portent sur le développement financier, l’investissement et la croissance de la productivité. Il est titulaire d’un doctorat de Brown University.