Retour sur le paradoxe des flux de capitaux
Par Emine Boz, Luis Cubeddu, et Maurice ObstfeldAffiché le 7 mars 2017 par le blog du FMI - iMFdirect
D’après la théorie économique élémentaire, les capitaux devraient circuler des pays riches à croissance lente vers les pays pauvres à croissance plus rapide, où leur rentabilité serait supérieure. Or, il y a une dizaine d’années, nos anciens collègues du Département des études, Eswar Prasad, Raghuram Rajan, et Arvind Subramanian constatant que la réalité était tout autre, s’étaient penchés sur la question : pourquoi les capitaux avaient-ils tendance à «remonter le courant», et à circuler des pays pauvres vers les pays riches? S’appuyant sur une étude de Robert Lucas ayant fait date, ils avaient expliqué que le rendement des investissements corrigé du risque dans les pays plus pauvres était sans doute plus faible en raison d’un certain nombre de caractéristiques propres à ces pays, notamment la faiblesse des institutions et du niveau d’instruction.
Nous revenons ici sur cette énigme des flux de capitaux «à contre-courant» et ses implications pour la politique économique. Nous montrons que, pour un certain nombre de raisons, ces flux, après s’être intensifiés jusqu’à la veille de la crise financière mondiale, ont récemment pris la direction inverse. Toutefois, la probable normalisation des politiques monétaires des principaux pays avancés et les incertitudes grandissantes rendent peu vraisemblable une inversion massive et durable. Les pays émergents et en développement devraient continuer de s’efforcer d’optimiser l’impact des flux entrants, de modérer la volatilité des flux de capitaux et d’accroître la résilience et la profondeur des marchés financiers intérieurs.
Évolution de l’allocation des capitaux
Dans les années qui ont précédé la crise, les pays avancés ont globalement bénéficié d’entrées nettes volumineuses et constantes. Ces entrées avaient pour corollaire des flux croissants en provenance des pays en développement – en particulier de Chine, le plus grand d’entre eux, qui poursuivait son intégration dans l’économie mondiale – ainsi que des exportateurs de produits de base, qui bénéficiaient de l’explosion des cours. Pendant cette période, une part importante des sorties de capitaux des pays en développement correspondait à une accumulation des réserves de change officielles.
Depuis la crise, le paradoxe semble s’être dénoué. Dans les pays avancés, entreprises et ménages ont réduit leur endettement, d’où une baisse de l’investissement et un ralentissement des entrées nettes de capitaux. Parallèlement, les flux en provenance des pays en développement ont diminué, avec le rééquilibrage de l’économie chinoise au profit de la consommation intérieure et la fin des recettes exceptionnelles pour les exportateurs de matières premières. Ce ralentissement puis cette inversion des flux à contre-courant s’expliquent en grande partie par le repli des réserves officielles de change amorcé depuis quelques années. En fait, depuis 2014, les flux privés nets vers les pays en développement sont devenus négatifs, comme en témoignent des travaux du FMI, mais ont été compensés par des entrées de capitaux dues au dénouement des positions en devises des banques centrales.
Rôle de l’épargne et de l’investissement
Les flux à contre-courant d’avant la crise tenaient surtout à des facteurs liés à l’épargne et ils n’ont pas empêché le recul de l’investissement dans les pays avancés ni sa montée dans les pays en développement, par rapport au produit intérieur brut mondial. Les ratios investissement/PIB ont baissé dans les pays avancés, où le net repli de l’épargne a entraîné un creusement des déficits extérieurs. En revanche, dans les pays en développement, l’investissement a fortement augmenté en dépit de l’intensification des flux sortants de capitaux, ce qui n’est pas étonnant, puisque leurs stocks de capitaux sont généralement inférieurs. Mais cette bonne tenue de l’investissement a été plus que compensée par un essor de l’épargne. Ces phénomènes s’expliquent notamment par la forte priorité donnée aux exportations sur la consommation en Chine et par la hausse des cours des produits de base qui s’en est suivie.
Après la crise, les tendances des pays riches et des pays pauvres en matière d’investissement et d’épargne ont continué de diverger. Dans les pays avancés, les soldes courants se sont redressés à mesure que l’investissement diminuait. Dans les pays en développement, ils se sont détériorés car l’investissement, malgré un net ralentissement par rapport aux niveaux d’avant-crise, a augmenté plus vite que l’épargne. Par conséquent, les flux nets d’épargne mondiale plus récents sont allés soutenir l’intensification de l’investissement dans les pays en développement.
Perspectives d’avenir et politiques économiques
A court terme, il est peu probable qu’un flux volumineux de capitaux dans le sens «descendant» persiste. D’une part, les flux nets de capitaux privés vers les pays en développement sont récemment devenus négatifs. Certes, il n’est pas impossible qu’une croissance et des besoins d’infrastructure plus élevés dans ces pays, de même que des changements structurels tels que le vieillissement de la population dans les pays plus riches, poussent les capitaux dans la «bonne» direction. Mais il se peut aussi que les capitaux repartent vers les pays avancés à mesure qu’ils durciront leur politique monétaire, perspective qui commençait à devenir d’autant plus probable que l’issue des élections américaines laissait présager une orientation budgétaire plus expansionniste aux États-Unis. De plus, au niveau mondial, de grandes incertitudes subsistent, ne serait-ce qu’en raison du risque accru d’un retour aux politiques protectionnistes, qui pourrait surtout pénaliser les pays en développement.
Tirer le meilleur parti des entrées de capitaux demeure un défi fondamental pour les pays en développement. Pour le relever, il faudra en général renforcer davantage les cadres de politique économique afin de réduire le risque d’inversions des flux de capitaux. La flexibilité des taux de change peut certes aider, mais d’autres outils pourraient être nécessaires à certains moments pour maintenir un fonctionnement harmonieux des marchés. En outre, il reste plus que jamais essentiel de disposer d’institutions fortes et de dispositifs d’action rigoureux, comme le montrent de précédents travaux du FMI. Un bon fonctionnement des marchés financiers intérieurs et internationaux sera également crucial pour drainer efficacement l’épargne vers l’investissement.
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Emine Boz est économiste principale au Département des études du FMI et corédactrice en chef de l’IMF Economic Review. Entrée au FMI en 2006, elle s’est essentiellement consacrée aux flux de capitaux internationaux, aux crises financières, aux marchés émergents et à la dette souveraine. Elle a publié des articles dans plusieurs revues académiques parmi lesquelles Journal of Monetary Economics; Journal of International Economies; Journal of Money, Credit and Banking; et IMF Economic Review. Mme Boz est titulaire d’un doctorat de l’Université du Maryland.
Luis Cubeddu dirige la Division économie ouverte au sein du Département des études du FMI, et dirige le Groupe de coordination du secteur extérieur du FMI. Il a auparavant mené des recherches sur les pays émergents et participé à plusieurs grands programmes du FMI. M. Cubeddu est titulaire d’un doctorat en économie de l’Université de Pennsylvanie et a été Maître assistant à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone.
Maurice Obstfeld est le Conseiller économique et Directeur du Département des études du FMI, en disponibilité de l’Université de Californie, à Berkeley, où il est professeur d’économie (classe de 1958) et anciennement directeur de la Faculté d’économie (1998-2001). Professeur à Berkeley depuis 1991, il a auparavant occupé les postes de professeur titulaire à Columbia (1979-1986) et à l’Université de Pennsylvanie (1986-1989), et de professeur invité à Harvard (1989-90). Il a obtenu son doctorat en économie au MIT en 1979, après avoir étudié à l’Université de Pennsylvanie (licence, 1973) et au King’s College de l’Université de Cambridge (maîtrise, 1975).
De juillet 2014 à août 2015, M. Obstfeld a été membre du Conseil des conseillers économiques du Président Obama. De 2002 à 2014, il a occupé le poste de conseiller honoraire auprès de l’Institut d’études économiques et monétaires de la Banque du Japon. Il est en outre membre de la Société d’économétrie et de l’Académie américaines des arts et des sciences. M. Obstfeld a notamment reçu les distinctions suivantes : le prix Tjalling Koopmans de l’Université de Tilburg, le prix John von Neumann du Rajk Laszlo College of Advanced Studies (Budapest), et le prix de l’Institut Bernhard Harms de l’Université de Kiel. Il a participé à des conférences de renom, dont la conférence annuelle Richard T. Ely de l’American Economic Association, la conférence L. K. Jha Memorial de la Banque de réserve de l’Inde, et la conférence Frank Graham Memorial de l’Université de Princeton. M. Obstfeld a été membre du Comité de direction ainsi que Vice-président de l’American Economic Association. Il a également été consultant et a donné des cours au FMI, ainsi que dans de nombreuses banques centrales dans le monde.
Il a par ailleurs coécrit deux des ouvrages phares en économie internationale — «Économie internationale» (10e édition, 2014, avec Paul Krugman et Marc Melitz), et «Foundations of International Macroeconomics» (1996, avec Kenneth Rogoff) —, ainsi qu’une centaine d’articles de recherche sur les taux de change, les crises financières internationales, les marchés mondiaux de capitaux, et la politique monétaire.