Les droits de douane sont plus néfastes que bénéfiques pour les pays qui les appliquent

Par Maurice Obstfeld
Affiché le 8 septembre 2016 par le blog du FMI - iMFdirect

L’économie mondiale est depuis longtemps confrontée à la possibilité que certains pays se disputent des marchés d’exportation en pratiquant des prix artificiellement bas. Les dirigeants politiques et les experts proposent parfois des droits de douane pour compenser les avantages de prix supposés et exercer des pressions afin que des politiques soient modifiées à l’étranger. Les tenants de cette solution n’ont souvent pas conscience que ces droits, s’ils pénalisent assurément leurs cibles, peuvent aussi se révéler très dommageables pour l’économie nationale. Contre toute attente, les effets néfastes dont le pays est lui-même responsable peuvent être considérables, même lorsque les partenaires commerciaux n’usent pas de rétorsion en imposant leurs propres droits.

Lorsque la situation devient difficile

L’Accord sur les subventions et les mesures compensatoires de l’Organisation mondiale du commerce permet à un pays d’appliquer unilatéralement un droit compensateur sur les importations d’un bien dont la production a été subventionnée. D’autres mesures qui ne relèvent pas explicitement de la définition stricte d’une subvention par l’OMC, dont la sous-évaluation d’une monnaie et les distorsions macroéconomiques qui vont de pair, pourraient aussi avoir pour conséquence de faire baisser les prix à l’exportation, suscitant ainsi les protestations des partenaires commerciaux.

Quelle qu’en soit la raison, le discours politique privilégie constamment une stratégie nationale unilatérale qui consiste à faire preuve de fermeté à l’égard des partenaires commerciaux dont les prix à l’exportation sont jugés artificiellement bas. Les principaux exemples sont la Loi générale relative au commerce et à la compétitivité de 1988 aux États-Unis — qui a fait suite à une période singulière de vigueur du dollar et de creusement des déficits aux États-Unis — et plusieurs initiatives ultérieures au Congrès américain, parmi lesquelles une proposition l’an dernier d’autoriser des secteurs à réclamer des droits compensateurs en cas de manipulations présumées de la monnaie. Il va de soi que ces pressions ne se limitent pas aux États-Unis. Elles font actuellement sentir leurs effets sur le commerce mondial, comme le montreront les prochaines Perspectives de l’économie mondiale. Le problème de cette méthode est qu’elle ouvre la voie au lobbying sectoriel sur la base de critères qui sont probablement moins objectifs qu’une subvention financière chiffrable. En outre, une protection de compensation peut inciter les partenaires commerciaux à imposer des droits de rétorsion, ce qui risque de déclencher des guerres commerciales destructrices pour tous.

Ces droits présentent un autre gros inconvénient : s’ils peuvent aider les secteurs et travailleurs qui sont en concurrence directe avec les importations concernées, ils exerceront néanmoins un effet de freinage global et réduiront la production, l’investissement et l’emploi dans l’ensemble de l’économie. Ces effets négatifs sont observés même si les partenaires commerciaux n’usent pas de rétorsion, sachant que, s’ils le faisaient, le résultat serait encore pire.

Cette prévision peut paraître surprenante : après tout, en déplaçant la demande vers des biens produits dans le pays et en relevant les prix des importations concurrentes, un droit de douane n’augmentera-t-il pas la production et l’emploi tout en exerçant des pressions à la hausse bienvenues sur l’inflation? La réponse négative à cette question a été mise en évidence il y a plus de cinquante ans par Robert Mundell, lauréat du prix Nobel d’économie en 1999 (et, soit dit en passant, membre des services du FMI dans le Département des études au début des années 60). Mundell a identifié la principale raison pour laquelle un droit de douane pouvait avoir cet impact globalement négatif : en promettant d’améliorer la position de la balance des paiements sous-jacente du pays importateur, il provoque un raffermissement de la monnaie nationale sur le marché des changes, ce qui peut réduire le PIB et l’emploi (et dans ce cas aggraver le déficit commercial au final). Les effets sont plus prononcés quand le taux directeur de la banque centrale du pays d’origine est nul ou proche de zéro, cas de figure que Mundell n’a pas envisagé. Dans ce cas, la banque centrale est davantage bridée dans le recours à la politique monétaire pour compenser l’effet de freinage du droit de douane.

Les effets des droits de douane dans deux graphiques

L’argument est illustré par le modèle monétaire et budgétaire mondial intégré (GIMF) du FMI, qui est plus complexe que le cadre de Mundell et présente l’avantage de couvrir de multiples régions et d’inclure les effets dynamiques des mesures. Pour démonter les effets potentiels, nous avons opté pour un scénario dans les graphiques ci-dessous qui font apparaître la réaction de quatre variables lorsque les États-Unis prélèvent un droit de 20 % sur les importations en provenance des pays émergents d’Asie de l’Est. L’expérience suppose que le taux directeur de la Réserve fédérale est égal à zéro, ce qui n’est pas le cas dans les pays émergents d’Asie de l’Est. (Cette hypothèse ne change rien aux résultats d’un point de vue qualitatif mais l’impact négatif sur le PIB est plus prononcé qu’il ne le serait si la Fed pouvait abaisser les taux d’intérêt pour protéger l’économie.)

Le Graphique 1 ci-dessous illustre deux scénarios. Dans le premier, les pays émergents d’Asie de l’Est n’usent pas de rétorsion avec leur propre droit sur les importations américaines (ligne verte dans le graphique). Dans le second, ils appliquent des mesures de rétorsion (ligne rouge). Dans un scénario comme dans l’autre, le PIB réel diminue et, comme l’avait prévu Mundell, le dollar s’apprécie. Sans surprise, la production dans les pays émergents d’Asie de l’Est (pas dans le graphique) recule. En cas de mesures de rétorsion, l’appréciation du dollar est moindre mais le PIB des États-Unis diminue bien davantage. En outre (pas dans le graphique), l’investissement réel fléchit en raison du repli de l’activité aux États-Unis et de la hausse des prix des importations de biens intermédiaires des pays émergents d’Asie de l’Est qui servent à fabriquer des biens d’équipement.

Un facteur clé à l’origine de la réduction du PIB tient au fait que le recul des exportations est au départ plus marqué que celui des importations (Cf. Graphique 2). La hausse des droits de douane sur les pays émergents d’Asie de l’Est incite les importateurs à acheter plutôt à d’autres pays et l’appréciation du dollar accentue le basculement puisque ces autres importations deviennent généralement moins chères. Dans le même temps, le raffermissement du dollar pèse sur l’ensemble des exportations des États-Unis. Grosso modo, le droit de douane sélectif a donc principalement pour effet de subventionner la plupart des importations et de taxer l’ensemble des exportations. Cela met à mal la balance commerciale, la production et l’emploi. En outre, aux États-Unis, comme dans de nombreux pays, les emplois tournés vers l’exportation qui sont supprimés ont tendance à être relativement bien rémunérés.

Qui profite du droit de douane? Comme les États-Unis sont un grand pays, le droit de douane, s’il n’entraîne pas de mesures de rétorsion, augmente les prix des exportations du pays par rapport à ses importations, ce qui permet une progression de la consommation réelle. Toutefois, ces effets positifs en termes de consommation sont largement dilués et doivent être mis en balance avec les suppressions d’emplois. Les producteurs pour le marché intérieur qui sont en concurrence directe avec les pays émergents d’Asie de l’Est sont aussi susceptibles de retirer un avantage, même si tous les autres secteurs et exportateurs en concurrence avec les produits importés sont perdants. La situation est nettement plus critique en cas de mesures de rétorsion puisqu’alors tout le monde y perd.

Bien réfléchir

Les mesures économiques qui visent à tirer un avantage artificiel à l’exportation sont un sujet légitime pour les consultations internationales et la pression exercée par le groupe. Dans certains cas, les mesures de rétorsion unilatérales sont autorisées par les règles de l’OMC. Toutefois, ceux qui prônent la fermeté à l’égard des partenaires commerciaux étrangers via des droits prohibitifs devraient bien réfléchir. Cela peut être réconfortant d’un point de vue émotionnel. Cela peut stimuler certains secteurs. Le risque peut même conduire des partenaires commerciaux à modifier leurs politiques sous le coup de la peur. Pourtant, si elles sont appliquées, ces mesures se révèlent à terme plus pénalisantes pour l’économie nationale.
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Maurice Obstfeld est le Conseiller économique et Directeur du Département des études du Fonds monétaire international, en disponibilité de l’Université de Californie, à Berkeley, où il est professeur d’économie (classe de 1958) et anciennement directeur de la Faculté d’économie (1998-2001). Professeur à Berkeley depuis 1991, il a auparavant occupé les postes de professeur titulaire à Columbia (1979-86) et à l’Université de Pennsylvanie (1986-89) et de professeur invité à Harvard (1989-90). Il a obtenu son doctorat en économie au MIT en 1979 après avoir étudié à l’Université de Pennsylvanie (licence, 1973) et au King’s College de l’Université de Cambridge (maîtrise, 1975).

De juillet 2014 à août 2015, M. Obstfeld a été membre du Conseil des conseillers économiques du Président Obama. De 2002 à 2014, il a occupé le poste de conseiller honoraire auprès de l’Institut d’études économiques et monétaires de la Banque du Japon. Il est en outre membre de la Société d’économétrie et de l’Académie américaine des arts et des sciences. M. Obstfeld a récemment reçu les distinctions suivantes : le prix Tjalling Koopmans de l’Université de Tilburg, le prix John von Neumann du Rajk Laszlo College of Advanced Studies (Budapest) et le prix de l’Institut Bernhard Harms de l’Université de Kiel. Il a participé à des conférences de renom, dont la conférence annuelle Richard T. Ely de l’American Economic Association, la conférence L. K. Jha Memorial de la Banque de réserve de l’Inde et la conférence Frank Graham Memorial de l’Université de Princeton. M. Obstfeld a été membre du Comité de direction ainsi que Vice-président de l’American Economic Association. Il a également été consultant et a donné des cours au FMI ainsi que dans de nombreuses banques centrales à travers le monde.

Il a par ailleurs coécrit deux des ouvrages phares d’économie internationale – Économie internationale (10e édition, 2014, avec Paul Krugman et Marc Melitz) et Foundations of International Macroeconomics (1996, avec Kenneth Rogoff) – ainsi qu’une centaine d’articles de recherche sur les taux de change, les crises financières internationales, les marchés mondiaux de capitaux et la politique monétaire.



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