Mise à jour des Perspectives de l'économie mondiale : un pavé dans la mare

Par Maurice Obstfeld, Conseiller économique et Directeur du Département des études du FMI
Affiché le 19 janvier 2016 par le blog du FMI - iMFdirect

Le vote exprimé le 23 juin par le Royaume-Uni en faveur de la sortie de l’Union européenne alourdit la pression sur l’économie mondiale alors même que la croissance évoluait lentement sur fond d’aléas baissiers persistants. Au cours des six premiers mois de 2016, il y avait eu quelques signes prometteurs — par exemple, une croissance plus forte que prévu dans la zone euro et au Japon et un redressement partiel des cours des matières premières bénéfique pour plusieurs pays émergents et en développement. À la date du 22 juin, nous nous apprêtions donc à revoir en légère hausse nos projections de croissance mondiale pour 2016–17. Mais le Brexit a mis des bâtons dans les roues de l’économie mondiale.

La dernière Mise à jour des Perspectives de l'économie mondiale, qui paraît aujourd’hui, présente notre analyse révisée. En avril, nous envisagions des taux de croissance de la production mondiale de 3,2 % en 2016 et 3,5 % en 2017. Aujourd’hui, nous avons revu ces projections à la baisse (– 0,1 point), soit 3,1 % et 3,4 %, respectivement. Par rapport aux chiffres d’avril, le nouveau scénario de référence concentre le ralentissement de la croissance jusqu’à la fin de 2017 dans les pays avancés. En dehors des pays avancés, les progrès des pays émergents seront contrebalancés par le recul des pays à faible revenu. Le repli de la croissance de l’Afrique subsaharienne — causé par la situation macroéconomique difficile des deux plus grands pays, le Nigéria et l’Afrique du Sud — a des répercussions considérables : en 2016, le rythme de progression de la production sera inférieur à celui de la croissance démographique, ce qui se traduira par une baisse des revenus par habitant.

Cette révision prend en compte les effets prévisibles du Brexit, mais aussi d’autres événements intervenus depuis le mois d’avril qui justifient l’ajustement des perspectives. Bien entendu, les conséquences directes du Brexit touchent davantage l’Europe, et particulièrement le Royaume-Uni. Nos projections concernant les autres zones ne sont guères affectées par le Brexit.

Bien qu’inégalement ressentie dans les différentes parties du monde, la baisse de régime de la croissance globale qui ressort de notre scénario de référence est modérée, ce qui s’explique entre autres choses par une évaluation tempérée de l’impact négatif du Brexit. Ce scénario repose cependant sur les informations actuellement disponibles, qui ne donnent encore que très peu d’indications sur ce que sera l’après-Brexit. Il importe donc de souligner que les effets réels du Brexit prendront forme progressivement au fil du temps, ce qui ajoute des éléments d’incertitude tant économique que politique, qui pourraient ne se résorber qu’au bout d’un grand nombre de mois. Ce surcroît d’incertitude pourrait, par ricochet, induire une réaction amplifiée des marchés financiers aux chocs négatifs. De ce fait, bien que notre scénario de base modérément revu à la baisse nous semble être le plus probable, il y a d’autres éventualités d’infléchissement qui pourraient causer un ralentissement nettement plus prononcé de la croissance en Europe et des retombées bien réelles ailleurs.

Les conséquences du Brexit étant exceptionnellement incertaines, la Mise à jour des Perspectives de l'économie mondiale propose deux autres scénarios modélisés — le premier étant légèrement plus défavorable et le second bien plus dégradé. Ces scénarios traduisent les incertitudes que crée le Brexit en ce qui concerne l’avenir des relations commerciales du Royaume-Uni avec les autres pays de l’Union européenne et le reste du monde; la durée et le climat des négociations; les difficultés auxquelles se heurteront les marchés pour en évaluer les effets négatifs sur la demande; et le durcissement des conditions financières qui causerait une tension généralisée du secteur bancaire dans la zone euro. Pour que ces scénarios se réalisent, il faudrait que le Brexit ait sur le commerce international des effets beaucoup plus perturbateurs que ce que nous prévoyons actuellement. Il faudrait en outre que le degré d’incertitude au sujet de l’activité économique soit bien plus élevé qu’à l’heure actuelle pour enclencher des interactions fortement négatives sur les marchés financiers.

En fait, si nous accordons moins de poids à ces autres scénarios, en particulier au scénario plus dégradé, c’est principalement parce que les marchés financiers ont bien réagi au cours des semaines qui ont suivi le référendum, en réajustant les prix de manière ordonnée. Ce résultat favorable tient pour une large part au fait que, dans la perception des marchés — et dans la réalité —, les grandes banques centrales sont prêtes à leur fournir des liquidités. Mais il y a des vulnérabilités persistantes, notamment dans quelques-unes des banques européennes.

Risques

En dehors des aléas baissiers liés aux incertitudes qui entourent le Brexit, les perspectives d’avenir sont entachées par la persistance de divers autres facteurs de vulnérabilité et de tensions au sein de l’économie mondiale. Beaucoup de pays — d’origine ou d’accueil — sont confrontés à la pression des flux de réfugiés et de personnes déplacées. Ces tensions ont des ramifications tant politiques qu’économiques. En outre, il subsiste des risques géopolitiques, ainsi que des conflits politiques internes dans quelques pays. Les séquelles de la crise persistent dans l’économie réelle et le secteur financier de nombreux pays, sous diverses formes — allant du chômage persistant de longue durée, qui détruit le capital humain, aux créances improductives qui grèvent encore les bilans d’un grand nombre de banques. Les pays émergents et à faible revenu exportateurs de matières premières se débattent avec des problèmes de balance des paiements, de surendettement et de manque d’investissements. La transition salutaire de la Chine à un modèle de croissance privilégiant davantage la consommation et les services pourrait être accidentée, surtout compte tenu de l’expansion persistante du crédit à l’appui de l’objectif de croissance officiel.

Ces risques de longue date et ceux nés au lendemain du référendum britannique sont plus préoccupants, car les prévisions de croissance potentielle à long terme sont en baisse. Cela s’explique en partie par les tendances d’évolution démographique et technologique; mais le déclin du rythme de la croissance potentielle réduit aujourd’hui la demande, ainsi que l’investissement, ce qui signifie moins de croissance potentielle à l’avenir et crée un cercle vicieux. L’affaiblissement de la demande aujourd’hui peut aussi miner la capacité de production de l’économie par d’autres circuits de transmission — déperdition de qualifications professionnelles, démotivation de la participation à la vie active, diminution du dynamisme des entreprises et ralentissement de la diffusion des pratiques technologiques optimales.

Les pouvoirs publics doivent passer à l’action

Les gouvernants ne doivent pas accepter les taux de croissance actuels comme «une nouvelle normalité», dictée par des facteurs sur lesquels ils n’ont pas de prise. Les risques ne se limitent pas au coût purement économique de l’enlisement dans une stagnation persistante. De plus, le contexte de faible croissance va exacerber les tensions sociales liées à la stagnation à long terme des salaires, à la transformation structurelle de l’économie et aux menaces pesant sur les prestations sociales. Ces tensions favorisent les appels au repli sur soi, qui visent à inverser les tendances internationales à long terme, aux dépens des marchés ouverts et dynamiques qui ont assuré l’essor de la croissance mondiale pendant la majeure partie de l’après-guerre.

Il incombe aux gouvernants (et surtout aux dirigeants politiques) de proposer une solution à long terme pour faire pièce aux populistes qui mettent tous les maux au compte de la vocation mondiale des marchés. Mais le projet doit aussi porter l’espoir d’actions stratégiques qui puissent faire renaître les classes moyennes et convaincre les électeurs que les bienfaits de la croissance économique peuvent être partagés plus équitablement.

Les marges de manœuvre étant limitées sur plusieurs fronts, il est essentiel d’actionner efficacement tous les leviers : politiques budgétaires propices à la croissance, réformes structurelles bien ordonnancées et accompagnement de la politique monétaire afin d’ancrer les anticipations inflationnistes. Ces programmes d’action seront d’autant plus efficaces qu’ils exploiteront les synergies de toute la gamme d’instruments; et la réussite peut être encore plus brillante si l’on fait jouer aussi les synergies entre les nations. Plus que jamais, il importe que les gouvernants prennent la mesure de l’incidence de leurs réformes sur les différentes catégories de revenus, et les assortissent d’initiatives visant à cimenter la cohésion sociale tout en promouvant croissance et stabilité économiques.

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Maurice Obstfeld est Conseiller économique et Directeur du Département des études du FMI, en disponibilité de l’Université de Californie, à Berkeley, où il est professeur d’économie (Class of 1958) et anciennement directeur de la Faculté d’économie (1998–2001). Professeur à Berkeley depuis 1991, il a auparavant occupé les postes de professeur titulaire à Columbia (1979–1986) et à l’Université de Pennsylvanie (1986–89), et de professeur invité à Harvard (1989–90). Il a obtenu son doctorat en économie au MIT en 1979, après avoir étudié à l’Université de Pennsylvanie (licence, 1973) et au King’s College de l’Université de Cambridge (maîtrise, 1975).

De juillet 2014 à août 2015, M. Obstfeld a été membre du Conseil des conseillers économiques du Président Obama. De 2002 à 2014, il a occupé le poste de conseiller honoraire auprès de l’Institut d’études économiques et monétaires de la Banque du Japon. Il est en outre membre de la Société d’économétrie et de l’Académie américaine des arts et des sciences. M. Obstfeld a notamment reçu les distinctions suivantes : le prix Tjalling Koopmans de l’Université de Tilburg, le prix John von Neumann du Rajk Laszlo College of Advanced Studies (Budapest), et le prix de l’Institut Bernhard Harms de l’Université de Kiel. Il a participé à des conférences de renom, dont la conférence annuelle Richard T. Ely de l’American Economic Association, la conférence L. K. Jha Memorial de la Banque de réserve de l’Inde, et la conférence Frank Graham Memorial de l’Université de Princeton. M. Obstfeld a été membre du Comité de direction ainsi que Vice-président de l’American Economic Association. Il a également été consultant et a donné des cours au FMI, ainsi que dans de nombreuses banques centrales dans le monde.


Il a par ailleurs coécrit deux des ouvrages phares en économie internationale — Économie internationale (10e édition, 2014, avec Paul Krugman et Marc Melitz), et Foundations of International Macroeconomics (1996, avec Kenneth Rogoff) —, ainsi qu’une centaine d’articles de recherche sur les taux de change, les crises financières internationales, les marchés mondiaux de capitaux et la politique monétaire.