Prix du pétrole et prix du CO2
Par Rabah Arezki et Maurice Obstfeld
Affiché le 2 décembre 2015 par le blog du FMI - iMFdirect
«L’influence de l’homme sur le système climatique est clairement établie et elle est mise en évidence par l’augmentation des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, le forçage radiatif positif, le réchauffement observé et la connaissance du système climatique.» –Groupe d'experts intergouvernemental pour l'étude du changement climatique, Cinquième rapport d’évaluation
Il est probable que les prix des carburants fossiles resteront «durablement bas». Malgré les importants progrès accomplis récemment dans le développement des sources renouvelables, il est à craindre que le faible niveau des prix des énergies fossiles n’exerce un effet dissuasif sur l’innovation et l’adoption de technologies énergétiques plus propres, et donc qu’il n’augmente les rejets de gaz carbonique et d’autres gaz à effet de serre.
Les dirigeants doivent veiller à ce que ces faibles prix ne fassent échouer la transition énergétique. Il est urgent d’agir pour rétablir les bons signaux-prix, notamment au moyen d’une tarification corrective du carbone, de manière à réduire le risque d’effets irréversibles et potentiellement dévastateurs du changement climatique. Cette démarche aurait également des avantages pour les finances publiques.
Des prix durablement bas
Les prix du pétrole ont plongé de 60 % depuis juin 2014 (graphique 1). Dans le secteur pétrolier il est courant de dire que «le meilleur remède à un pétrole bon marché est un pétrole bon marché». En effet, lorsque le prix du brut est bas, on investit moins en nouvelles capacités de production, ce qui aboutit à un recul de la courbe de l’offre et à une remontée des prix, à mesure que les gisements existants – que l’on peut exploiter à un coût marginal relativement faible – s’épuisent. De fait, comme nous l’avons observé par le passé, l’investissement dans le secteur pétrolier a fortement baissé dans de nombreux pays producteurs, y compris aux États-Unis. Mais cette fois, l’ajustement dynamique au faible prix du pétrole pourrait s’opérer différemment.
Les prix du pétrole devraient rester durablement bas. Avec l’émergence du pétrole de schiste, exploitable grâce aux technologies de fracturation hydraulique et de forage horizontal, 4,2 millions de barils par jour supplémentaires sont arrivés sur le marché du brut, ce qui a contribué à la saturation de l’offre mondiale. Le pétrole de schiste va raccourcir les cycles de prix pétroliers et diminuer leur amplitude. Par rapport au pétrole conventionnel, ce mode de production entraîne moins de coûts irrécupérables et un délai bien plus court entre le début de l’investissement et la production. De plus, c’est une industrie encore jeune dans laquelle la marge de progression est importante : en témoignent les niveaux de production soutenus grâce aux immenses gains d’efficience rendus nécessaires par la forte chute des prix du pétrole.
D’autres facteurs pèsent sur les prix : le changement de stratégie de l’Organisation des pays producteurs de pétrole, l’augmentation projetée des exportations de l’Iran, la contraction de la demande mondiale (en particulier des marchés émergents), La baisse séculaire de la consommation de pétrole aux États-Unis et, dans une certaine mesure, le remplacement du pétrole par des substituts. Ces phénomènes qui risquent de perdurer, comme le développement du pétrole de schiste, laissent entrevoir un scénario de prix «durablement bas», même une fois dissipés les effets sur l’offre d’un pétrole cher pendant les années 2000. Les marchés à terme, qui prévoient une reprise timide des prix — environ 60 dollars le baril à l’horizon 2019 — confortent cette hypothèse.
Le gaz naturel et le charbon, autres énergies fossiles, ont également vu leur prix baisser, semble-t-il pour longtemps. Ils servent essentiellement à la production d’électricité, alors que le pétrole est principalement utilisé pour les transports, mais les prix de toutes ces sources d’énergie sont liés, notamment par le biais de prix contractuels indexés sur ceux du pétrole. Le boom du gaz de schiste en Amérique du Nord y a fait plonger les prix à des niveaux historiquement bas. La découverte récente du gisement géant de Zohr au large des côtes égyptiennes aura à terme des répercussions sur les prix dans la région méditerranéenne et en Europe. D’autres sites, notamment en Argentine, offrent un potentiel de développement prometteur. Les prix du charbon sont également bas, en raison d’une offre excédentaire et du repli de la demande, particulièrement de la Chine, qui consomme la moitié du charbon dans le monde.
Menace sur les renouvelables
Grâce aux innovations technologiques, les renouvelables comme l’éolien, l’hydroélectricité, le solaire et la géothermie sont désormais exploitables. Même en Afrique et au Moyen Orient, où beaucoup d’économies sont fortement dépendantes de l’exportation de carburants fossiles, le potentiel de développement des renouvelables est considérable. Ainsi, les Émirats arabes unis ont adopté un objectif ambitieux consistant à tirer 24 % de leur consommation d’énergie primaire de sources renouvelables à l’horizon 2021.
Ces avancées dans le développement des renouvelables pourraient toutefois être fragiles si les prix des énergies fossiles restent bas pendant trop longtemps. Les renouvelables ne représentent qu’une faible part de la consommation d’énergie primaire, qui reste dominée par les combustibles fossiles : 30 % pour le charbon, autant pour le pétrole, et 25 % pour le gaz naturel (tableau). Mais il faudra un niveau bien supérieur de substitution des combustibles fossiles par les renouvelables pour éviter des risques inacceptables pour le climat. Les faibles niveaux des prix actuels du pétrole, du gaz et du charbon n’incitent malheureusement guère à financer des recherches pour leur trouver des substituts qui coûteraient encore moins cher. Tout porte à penser que l’innovation comme l’adoption de technologies propres sont plus attractives lorsque les prix des énergies fossiles sont plus élevés. Il en va de même des nouvelles technologies d’atténuation des émissions des carburants fossiles.
COCLa transition énergétique sera donc certainement retardée par la conjoncture actuelle d’énergies fossiles bon marché. Cette transition – le recul des combustibles fossiles au profit des sources d’énergies propres – n’est pas la première que nous ayons connue. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le bois/biomasse a fait place au charbon; aux XIXe et XXe siècles le pétrole a succédé au charbon. Il faut avoir à l’esprit que ces transitions s’opèrent sur une longue période. Mais cette fois-ci, le monde ne peut pas attendre.
C’est grâce à l’éclairage électrique qu’il reste encore des baleines dans les océans. Il faudra que les renouvelables deviennent suffisamment bon marché pour que d’importants dépôts de CO2 restent sous terre à jamais, ou pour très longtemps, faute de quoi la planète sera exposée à des risques climatiques potentiellement catastrophiques.
Certains effets sont peut-être déjà perceptibles. Ainsi, d’après les estimations du Fonds des Nations Unies pour l’enfance, quelque 11 millions d’enfants en Afrique orientale et australe risquent de souffrir de la faim, de maladies et de pénuries d’eau à cause de l’épisode d’El Niño le plus fort observé depuis plusieurs décennies. Selon de nombreux scientifiques, le phénomène El Niño, causé par des courants chauds dans le Pacifique, est accentué par le changement climatique.
L’importance d’un juste prix du CO2
Les nations du monde entier sont rassemblées à Paris pour la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique, la COP-21, afin de parvenir à un accord universel et éventuellement contraignant sur la réduction des gaz à effet de serre. Nous avons besoin d’une très large participation pour remédier pleinement à la «tragédie du bien commun» mondial, qui survient lorsque les pays ne tiennent pas compte de l’impact négatif pour le reste du monde de leurs émissions de CO2. De plus, si trop de pays suivent un comportement opportuniste et restent à l’écart du processus, ils risquent de saper la volonté politique d’agir des pays participants.
Les pays qui participent à la COP-21 se concentrent sur des objectifs quantitatifs de réduction des émissions (les contributions déterminées au niveau national, ou INDC). La rationalité économique veut que la manière la moins chère pour chaque pays de respecter son INDC soit de tarifer les émissions de CO2. En effet, lorsque le CO2 a un prix, les réductions d’émissions les moins chères à obtenir seront les premières à être mises en œuvre. D’après les calculs du FMI, les pays peuvent dégager d’importantes recettes budgétaires — recettes qui permettront de diminuer les impôts facteurs de distorsion et d’engager de nouveaux investissements dans l’économie — en supprimant les subventions aux énergies fossiles et en faisant payer le CO2 à un prix qui reflète les dommages causés à la collectivité nationale par les émissions. Une manière simple de fixer un prix aux émissions de CO2 consiste à taxer les sources de CO2 en amont, encore que certains pays pourraient souhaiter utiliser d’autres méthodes, telles que les formules d’échange d’émissions.
Les pays qui respecteront leur INDC grâce à une tarification nationale du CO2 pourront atteindre leurs objectifs au meilleur coût pour eux-mêmes, mais faute d’une coordination mondiale sur cette tarification, les réductions obtenues le seront à un coût inutilement élevé pour l’économie mondiale. Pour maximiser le bien-être au niveau mondial, la tarification du CO2 de chaque pays devra prendre en compte, non seulement le préjudice causé par les émissions au niveau purement national (par exemple les conséquences sanitaires des particules fines dues à la combustion du charbon), mais aussi le dommage pour les autres pays.
Par conséquent, la fixation d’un juste prix pour le CO2 réalisera un alignement efficient des coûts payés par les utilisateurs de carbone avec le vrai coût d’opportunité social de l’utilisation du carbone. En stimulant la demande relative d’énergies propres, la tarification du carbone contribuera aussi à aligner la rentabilité marchande de l’innovation dans les énergies propres sur sa rentabilité sociale et, partant, encouragera les acteurs à affiner les technologies existantes et à en développer de nouvelles. Elle dopera la demande de technologies d’atténuation, comme le captage et le stockage du carbone, ce qui stimulerait leur développement. S’ils ne sont pas corrigés par une tarification appropriée du carbone, les faibles prix des énergies fossiles n’envoient pas aux marchés les bons signaux sur la vraie rentabilité sociale de l’énergie propre. Certes, les estimations diffèrent quant au niveau du préjudice causé par les émissions de CO2 et il est particulièrement difficile d’évaluer les coûts probables des catastrophes climatiques, mais la plupart des experts s’accordent à dire que les effets négatifs seraient très importants.
Certains gouvernements recourent à des subventions directes à la R&D, mais cette solution est bien moins efficace que la tarification du carbone : elles ne traitent qu’une partie du problème, car la dynamique du marché pèse toujours en faveur de la surexploitation des carburants fossiles, et donc conduisent à une augmentation du stock de gaz à effet de serre dans l’atmosphère sans prise en compte des coûts collatéraux.
Le faible prix du pétrole offre sans doute une conjoncture propice pour éliminer les subventions et adopter une tarification du CO2 qui pourrait augmenter progressivement jusqu’à atteindre les niveaux efficients. Il est probablement irréaliste de chercher à atteindre le prix optimal en une seule fois. La tarification mondiale du CO2 aura des implications redistributives importantes, tant au niveau national qu’entre les pays, et nécessiterait donc une mise en œuvre graduée, complétée par des mesures d’atténuation et d’adaptation pour protéger les plus vulnérables.
Il faut espérer que la conférence de Paris soit couronnée de succès et ouvre la voie à un accord international sur les prix du CO2. Un bon point de départ pour ce processus serait de parvenir à un accord sur un tarif-plancher international du CO2. Faute d’une réponse globale au problème des émissions de gaz à effet de serre, toutes les générations, actuelles et futures, vont au-devant de risques incalculables.
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Rabah Arezki est Chef de l’Unité matières premières du Département des études du FMI. Il a travaillé sur les matières premières, la macroéconomie internationale et l’économie du développement. Il a dirigé et participé à différentes missions du FMI en Afrique, au Moyen Orient et en Asie centrale. Il est également chercheur non-résident à la Brookings Institution et à l’université d’Oxford. Il est l’auteur de nombreux articles parus dans des revues universitaires et générales et codirecteur de plusieurs ouvrages. Il est diplômé de l’École Nationale de la Statistique et de l’Administration Économique de Paris et titulaire d’un doctorat de l’Institut universitaire européen de Florence.
Maurice Obstfeld est le Conseiller économique et Directeur du Département des études du FMI, en disponibilité de l’Université de Californie, à Berkeley, où il est professeur d’économie (classe de 1958) et anciennement directeur de la Faculté d’économie (1998-2001). Professeur à Berkeley depuis 1991, il a auparavant occupé les postes de professeur titulaire à Columbia (1979-1986) et à l’Université de Pennsylvanie (1986-1989), et de professeur invité à Harvard (1989-90). Il a obtenu son doctorat en économie au MIT en 1979, après avoir étudié à l’Université de Pennsylvanie (licence, 1973) et au King’s College de l’Université de Cambridge (maîtrise, 1975).
De juillet 2014 à août 2015, M. Obstfeld a été membre du Conseil des conseillers économiques du Président Obama. De 2002 à 2014, il a occupé le poste de conseiller honoraire auprès de l’Institut d’études économiques et monétaires de la Banque du Japon. Il est en outre membre de la Société d’économétrie et de l’Académie américaines des arts et des sciences. M. Obstfeld a notamment reçu les distinctions suivantes : le prix Tjalling Koopmans de l’Université de Tilburg, le prix John von Neumann du Rajk Laszlo College of Advanced Studies (Budapest), et le prix de l’Institut Bernhard Harms de l’Université de Kiel. Il a participé à des conférences de renom, dont la conférence annuelle Richard T. Ely de l’American Economic Association, la conférence L. K. Jha Memorial de la Banque de réserve de l’Inde, et la conférence Frank Graham Memorial de l’Université de Princeton. M. Obstfeld a été membre du Comité de direction ainsi que Vice-président de l’American Economic Association. Il a également été consultant et a donné des cours au FMI, ainsi que dans de nombreuses banques centrales dans le monde.
Il a par ailleurs coécrit deux des ouvrages phares en économie internationale — Économie internationale (10e édition, 2014, avec Paul Krugman et Marc Melitz), et Foundations of International Macroeconomics (1996, avec Kenneth Rogoff) —, ainsi qu’une centaine d’articles de recherche sur les taux de change, les crises financières internationales, les marchés mondiaux de capitaux, et la politique monétaire.