Repenser la politique macroéconomique
Par Olivier Blanchard, Conseiller économique et Directeur, Département des études, FMIAffiché le 29 avril 2013 par le blog du FMI - "iMFdirect"
Le FMI vient d’organiser une deuxième conférence sur le thème «Repenser la politique macroéconomique» dans le contexte de la crise. Après deux jours de présentations et de discussions fascinantes, je suis certain d’une chose : ce rendez-vous n’était pas le dernier.
Repenser et réformer sont aujourd’hui des réalités. Mais nul ne sait encore précisément quelle en sera la destination finale, qu’il s’agisse de la redéfinition de la politique monétaire, des contours de la réglementation financière ou du rôle des outils macroprudentiels. Nous avons une idée générale du cap, mais pour l’essentiel nous naviguons à vue.
Je prendrai six exemples, tirés de la conférence. Vous en trouverez un plus long développement dans ce récent article.
1. Navigation à vue. La réglementation financière.
Il n’existe pas de consensus quant à l’aspect que devrait avoir la future architecture financière et, par conséquent, quant à la réglementation financière appropriée. Vous vous souviendrez peut-être de la célèbre citation de Paul Volcker, pour qui la seule innovation financière utile des 40 dernières années avait été le distributeur automatique de billets. Exagération mise à part, nous ne sommes pas encore certains du rôle approprié qui devrait être celui de la titrisation, du champ qui devrait être celui des produits dérivés, du rôle des marchés par opposition à celui des banques et du rôle du système bancaire parallèle par oppositions à celui du système bancaire ordinaire.
Nous nous accordons cependant à reconnaître que certaines choses doivent changer, et de fait les dirigeants mettent en place des mesures à l’échelle nationale ou internationale. Il suffit de prendre l’exemple du relèvement des ratios de fonds propres obligatoires. Cette solution n’est peut-être pas une panacée, mais elle va sûrement contribuer à rendre le système financier plus robuste. Je suis toutefois frappé par le niveau d’incertitude et de désaccord quant aux effets des ratios de fonds propres sur les coûts de financement et, partant, sur le crédit. Des personnes aussi sensées que Martin Hellwig et Anat Admati estiment que nous ne sommes pas si loin du monde de Modigliani-Miller, et que les banques peuvent assumer des ratios de fonds propres nettement plus élevés. D’autres, et pas seulement des banquiers, font valoir que de tels ratios risquent plutôt de détruire le secteur bancaire.
Un autre exemple concerne les flux de capitaux et, par ricochet, le rôle des contrôles de capitaux. J’ai été frappé par la présentation d’Helene Rey, qui montrait à quel point l’on manque de données probantes sur les bienfaits des flux de portefeuille. Je l’ai également été par la question oratoire de Stanley Fischer : à quoi servent les entrées de capitaux à court terme? À l’évidence, notre réflexion sur l’ampleur des flux de capitaux dépend dans une grande mesure de la réponse à ces questions fondamentales.
2. Navigation à vue. Le rôle du secteur financier.
Dire que la pensée macroéconomique a sous-estimé le rôle des facteurs financiers dans les fluctuations économiques est devenu banal. Un grand travail analytique a été effectué ces cinq dernières années pour réinsérer le système financier dans nos modèles. Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. Par exemple, existe-t-il vraiment un cycle du crédit et un cycle financier, distinct du cycle économique, comme Claudio Borio semble le penser? Ou devrions-nous envisager les chocs financiers comme une autre source de perturbations, et le système financier comme une énième source d’amplification?
Stephan Gerlach a-t-il raison de se demander s’il faut réellement repenser toute la macroéconomie face à un phénomène qui pourrait ne survenir qu’une fois par siècle? Ou est-ce plutôt à dire que les chocs financiers et le système financier sont à ce point essentiels aux fluctuations macroéconomiques que le modèle IS-LM — qui, comme vous le savez, n’inclut pas explicitement de système financier—n’est pas une porte d’entrée acceptable dans la macroéconomie?
Par voie de conséquence, il n’y a pas d’accord sur la manière d’intégrer la stabilité financière et la macro-stabilité au mandat des banques centrales, ni même sur la question de savoir s’il convient vraiment de le faire. Faut-il retoucher le ciblage de l’inflation ou opérer une refondation plus radicale? L’idée selon laquelle les outils macroprudentiels vont régler la stabilité financière et que donc la politique monétaire peut continuer de se centrer sur métier traditionnel — ciblage de l’inflation — est séduisante. J’interprète l’analyse présentée par Michael Woodford à cette conférence, de manière peut-être injuste, comme signifiant que la crise devrait nous faire passer du ciblage de l’inflation au ciblage du revenu nominal, sans insister particulièrement sur la stabilité financière. Je doute qu’il s’agisse-là de la bonne solution. Je crois qu’il nous faut être réaliste quant au rôle que les outils macroprudentiels peuvent jouer et la politique monétaire ne peut pas faire abstraction de la stabilité financière. Ceci m’amène à mon troisième point.
3. Navigation à vue. Les outils macroprudentiels.
Lors de notre première conférence de 2011 sur le thème «Repenser la politique macroéconomique», les outils macroprudentiels étaient certainement, pour reprendre l’expression d’Andrew Haldane, «les petits nouveaux» sur la scène économique. Il était clair que les deux outils classiques, soit la politique budgétaire et la politique monétaire, n’étaient pas adaptés face aux déséquilibres et aux risques financiers. La question était alors de savoir si la politique macroprudentielle allait devenir le troisième pilier de la politique macroéconomique, ou juste une cale pour soutenir les deux premiers?
Nous n’avons pas encore la réponse à cette question. Mais au fur et à mesure qu’augmente le nombre de pays faisant usage de ces outils, nous tirons un certain nombre d’enseignements. Je tire deux leçons de l’expérience acquise et des exposés d’aujourd’hui.
Premièrement, ces outils fonctionnent, mais leurs effets sont encore difficiles à mesurer, et lorsqu’ils sont utilisés, ils semblent tempérer plutôt qu’arrêter les booms pernicieux. Telle est également la lecture que je fais de la présentation du Gouverneur Kim.
Deuxièmement, par leur nature, ces outils touchent des secteurs et des groupes particuliers, et soulèvent des questions d’économie politique. C’est ce qui est clairement ressorti de la présentation de Stanley Fischer sur l’utilisation des ratios de quotité en Israël.
4. Navigation à vue. Gouvernance et répartition des tâches entre le microprudentiel, le macroprudentiel et la politique monétaire ou, comme Avinash Dixit l’a si joliment dit, MIP, MAP, MOP.
Comment coordonner la réglementation microprudentielle et la réglementation macroprudentielle? D’aucuns parlent de conflit éventuel. D’un point de vue conceptuel, je n’y vois aucune raison; à mon sens, le macroprudentiel consiste simplement à prendre en compte les effets systémiques et l’état de l’économie pour aborder la réglementation bancaire et la situation de chaque établissement financier.
Par exemple, la réglementation macroprudentielle pourrait imposer des ratios de fonds propres plus élevés aux banques d’importance systémique ou lorsque la croissance du crédit global semble trop rapide. La question consiste à savoir comment définir la répartition des tâches et les interactions entre les deux, pour que les choses se passent effectivement de cette manière.
Si les choses ne sont pas faites correctement, cela peut signifier qu’au début d’une récession, le superviseur microprudentiel, entre autres choses, ne tient pas compte des aspects systémiques et impose des ratios de fonds propres plus élevés, tandis que le superviseur macroprudentiel estime lui à juste titre qu’il faut faire le contraire. La démarche adoptée par le Royaume-Uni, avec la création d’un Comité de stabilité financière qui peut imposer des ratios de fonds propres variables dans le temps et selon les secteurs semble être une bonne manière de procéder. Vous pourrez utilement vous reporter, pour en savoir davantage sur ce sujet, à l’analyse d’Andrew Haldane.
Le dosage entre réglementation macroprudentielle et politique monétaire pose des questions plus complexes. Il y a peu de doute que l’une retentit sur l’autre : la politique monétaire agit sur la prise de risques, et les outils macroprudentiels affectent la demande globale. Les décideurs doivent donc se concerter.
Étant donné que la politique monétaire doit assurément rester le fait de la banque centrale, on pourrait penser qu’il faut confier les deux responsabilités à cette dernière. Mais cette option pose elle-même la question de l’indépendance de la banque centrale. C’est une chose que de donner à la banque l’indépendance dans la fixation des taux directeurs; c’en est une autre que de la laisser fixer les ratios de quotité et les ratios d’endettement maximaux. Á un moment donné, la question du déficit démocratique se pose.
La solution n’est peut-être pas si compliquée, après tout; elle reviendrait à accorder à la banque centrale des degrés d’indépendance variables. Stanley Fischer nous donne à cet égard une analogie merveilleuse et nous oriente vers la solution, en disant que toute personne mariée comprendra aisément le concept d’indépendance variable. Encore une fois, la démarche du Royaume-Uni, avec ses deux comités parallèles au sein de la banque centrale, l’un axé sur la politique monétaire, l’autre sur la politique financière avec un jeu limité d’outils macroprudentiels, dont ne font pas partie notamment les ratios de quotité, semble être une approche raisonnable.
5. Navigation à vue. Le niveau de dette viable.
Le taux d’ajustement budgétaire dépend notamment de ce que nous estimons être un niveau de dette viable. Bien des pays vont se retrouver à devoir en effet gérer des niveaux d’endettement proches de 100 % du PIB pendant bien des années à venir. Il existe une liste standard de réponses théoriques à la question de savoir pourquoi une dette élevée est coûteuse, depuis la moindre accumulation de capital à la nécessité d’imposer des taxes plus élevées, sources de distorsions. Je suppose que les coûts sont ailleurs. Je vois deux coûts essentiels.
Le premier est le risque de surendettement. Plus la dette est élevée, plus la probabilité de défaut de paiement est grande, plus les écarts de rendement sur les obligations d’État sont élevés, et plus il est difficile d’assurer la viabilité de la dette. Mais les effets pernicieux ne s’arrêtent pas là. Des écarts de rendement plus élevés sur les obligations souveraines influent sur les écarts de rendement des prêts privés, lesquels agissent à leur tour sur l’investissement et sur la consommation. Une plus grande incertitude quant à la viabilité de la dette et, par conséquent, quant à l’inflation et aux impôts à venir, aura une incidence sur toutes les décisions. Je suis frappé de constater à quel point notre compréhension de ces différents mécanismes est encore limitée. Des modèles de régression à forme réduite de la croissance sur la dette ne nous mèneront pas bien loin.
Le deuxième coût connexe concerne le risque d’équilibres multiples. À des niveaux élevés d’endettement, il peut tout à fait y avoir deux équilibres, un «bon équilibre», auquel les taux sont bas et la dette viable, et un «mauvais équilibre», auquel les taux sont élevés et, de ce fait, la charge d’intérêts plus lourde et, partant, la probabilité de défaut plus grande. Lorsque la dette est très élevée, une légère saute d’humeur des investisseurs peut suffire pour passer d’un bon à un mauvais équilibre.
Je suppose que c’est en partie ce qui explique les écarts de rendement sur les obligations italiennes et espagnoles. Dans ce contexte, Martin Wolf a posé une question qui fait réfléchir : pourquoi les écarts en Espagne sont-ils à ce point supérieurs à ceux du Royaume-Uni ? La dette et les déficits sont en réalité légèrement moins élevés en Espagne qu’au Royaume-Uni. Certes, la conjoncture économique d’ensemble est plus mauvaise en Espagne, mais est-ce que cela explique entièrement la différence d’écarts de rendement? La réponse pourrait-elle résider dans la différence de politique monétaire? Dans le cas du Royaume-Uni, les investisseurs attendent de la Banque d’Angleterre qu’elle intervienne au besoin pour maintenir le bon équilibre, alors qu’ils estiment que la Banque centrale européenne n’a pas mandat pour le faire? Il s’agit-là de questions centrales, qu’il nous faut creuser.
6. Navigation à vue. Équilibres multiples et communication
Dans un monde d’équilibres multiples, les annonces peuvent jouer un grand rôle. Prenons par exemple le cas du programme d’opérations monétaires sur titres (OMT) annoncé par la Banque centrale européenne. L’annonce de ce programme peut être interprétée comme ayant fait disparaître l’une des sources d’équilibres multiples sur les marchés d’obligations souveraines, à savoir le risque de changement d’unité monétaire — le danger que les investisseurs, supposant qu’un pays périphérique risque de quitter l’euro, demandent à leur tour une prime plus élevée, forçant ainsi la sortie de l’euro dans le processus. L’annonce a réussi, sans que le programme n’ait à être mis en œuvre.
De ce point de vue, l’annonce récente de la Banque du Japon indiquant son intention de multiplier par deux la monnaie centrale est encore plus intéressante. L’effet de cette annonce sur l’inflation dépend en grande partie de la manière dont les ménages et entreprises japonais vont modifier leurs anticipations inflationnistes. S’ils les revoient à la hausse, cela influera sur les décisions en matière de salaires et de prix, et conduira à une hausse de l’inflation —objectif visé dans le contexte déflationniste japonais. Mais s’ils ne les révisent pas, il n’y a pas de raison de penser que l’inflation augmentera de beaucoup.
La motivation de cette forte expansion monétaire est donc dans une grande mesure de créer un choc psychologique et de faire évoluer les perceptions et la dynamique des prix. Est-ce que cela fonctionnera avec les autres mesures adoptées par les autorités japonaises? On peut l’espérer. Mais nous sommes très loin de la mécanique des effets de la politique monétaire décrite dans les manuels.
Je pourrais continuer ainsi longtemps. Effectivement, il y a eu beaucoup de contributions et de points de vue exprimés pendant la conférence que je dois laisser de côté. La conférence a clairement défini des pistes de travail. Au FMI, nous avons pleinement l’intention de relever le défi.