Bâtir un écosystème économique plus fort pour la zone euro

le 28 mars 2019

Introduction

Mesdames et Messieurs, bonjour.

Je remercie Monsieur le Gouverneur pour ses aimables paroles, ainsi que la Banque de France et le European Money and Finance Forum [la SUERF] pour leur invitation à cet important événement.

À l’heure de fêter le vingtième anniversaire de l’euro — et de réfléchir aux vingt prochaines années — quoi de plus naturel que de rendre hommage au courage, à la créativité et à la persévérance de ceux qui inspirèrent ce projet européen sans égal ?

L’esprit qui les anima me rappelle une anecdote rapportée par un grand ami de l’Europe, le président John Fitzgerald Kennedy, lors d’un discours prononcé en 1962 devant les étudiants de Berkeley :

« Lyautey, grand maréchal français, demanda un jour à son jardinier de planter un arbre. Le jardinier lui fit remarquer qu’il s’agissait d’un arbre à croissance lente qui n’atteindrait sa maturité qu’au bout de cent ans. Le maréchal lui répondit ceci : « Dans ce cas, il n’y a pas de temps à perdre : plantez-le cet après-midi ! [i] »

Il y a vingt ans, des pays européens ne se sont pas contentés de planterun seul arbre, mais toute une forêt, créant ainsi un nouvel écosystème économique : la zone euro. L’atout fondamental de ce système repose dans son interconnexion et sa diversité, une combinaison qui peut aider l’Europe à libérer pleinement son immense potentiel économique.

Avec ses 19 États membres, l’union monétaire représente la deuxième plus grande économie mondiale [ii]. L’euro est la deuxième monnaie la plus échangée au monde, ce qui en fait un avoir de réserve important pour les banques centrales et les institutions financières des autres pays.

Mais surtout, la monnaie unique a joué un rôle central pour accélérer l’intégration européenne, qui a élevé le niveau de vie sur tout le continent. Dans la zone euro, le PIB réel par habitant a augmenté de plus de 60 % au cours des vingt dernières années.

Il n’est dès lors pas étonnant que l’opinion publique plébiscite la monnaie unique. Dans les pays qui l’utilisent, trois habitants sur cinq estiment que l’euro bénéficie à leur pays, et trois quarts considèrent que l’euro est une bonne chose pour l’Union européenne [iii].

Cet écosystème reste pourtant relativement jeune et incomplet. Il a essuyé une violente tempête lors de la crise financière mondiale, puis une autre peu après, lors de la crise de la dette souveraine de la zone euro. De nombreux ménages et entreprises portent encore les douloureuses cicatrices de ces événements, sources de disparités économiques entre les pays membres et en leur sein.

Aujourd’hui, le risque de pauvreté guette un jeune sur quatre dans la zone euro, et cette ombre plane sur la prochaine génération du continent [iv]. À cela s’ajoute dans plusieurs pays la montée de mouvements populistes qui remettent en question le principe même de l’intégration européenne.

Comme tout écosystème, l’Europe connaît des périodes fastes et d’autres qui le sont moins. Après la croissance relativement forte des dernières années, l’économie de la zone euro ralentit à nouveau, et les risques sont en hausse.

Par bien des aspects, la dégradation des perspectives économiques soulève une question importante : la zone euro est-elle mieux préparée aux tempêtes économiques imprévues ?

Dans l’absolu, la réponse est oui : l’union monétaire est effectivement plus résiliente qu’il y a dix ans — mais elle ne l’est pas assez. Son système bancaire est plus sûr, mais il ne l’est pas assez. Sa prospérité économique a augmenté dans l’ensemble, mais les fruits de la croissance sont insuffisamment partagés.

En d’autres termes, le moment est venu de renforcer cet écosystème économique sans pareil. Il faudra pour ce faire améliorer l’interconnexion financière d’une façon qui profite réellement à tous les Européens.

L’état actuel du système financier

Le marché unique des biens et des services a plutôt bien réussi à renforcer l’intégration économique ; par contraste, l’Europe n’est pas parvenue à atteindre le même niveau d’intégration financière.

Les fondateurs de l’union monétaire imaginaient que celle-ci jetterait les bases d’une union financière ; que, tout comme il existe un marché unique des biens et des services, il existerait aussi un jour un marché unique du secteur bancaire et du secteur financier non bancaire.

Nous savons tous que la finance est l’artère nourricière du commerce. Les beaux jours, elle irrigue les graines de l’innovation et amène le brassage nécessaire à la bonne santé des écosystèmes. Les mauvais jours, elle emporte, tel un déluge, tout ce qui se trouve sur son passage, comme on l’a vu lors de la crise financière mondiale.

Entre ces deux extrêmes, la finance peut simplement être un système d’irrigation sous‑exploité, apportant certains éléments nutritifs, mais pas tous, et empêchant les jeunes pousses de la croissance d’exprimer tout leur potentiel.

C’est dans cette catégorie que je placerais le système financier européen.

Malheureusement, il semble que l’action politique se soit écartée de ces priorités. En ce qui me concerne, cela ne me paraît pas acceptable.

Le ralentissement économique occupe tous les esprits, alors je serai claire : c’est maintenant qu’il faut donner un nouveau coup d’accélérateur à la finance dans la zone euro.

Voilà pourquoi je voudrais parler aujourd’hui des domaines de l’intégration financière dans lesquels il est indispensable d’avancer : l’union bancaire et l’union des marchés des capitaux.

Faire progresser l’union bancaire

Commençons par l’union bancaire.

Avant la crise, l’intégration financière de la zone euro se traduisait par d’importants volumes de prêts transfrontières, surtout entre les banques. Mais le contrôle bancaire demeurait une compétence nationale et les normes d’octroi de prêts étaient peu suivies, surtout si les risques étaient éloignés.

Fatalement, les prix des actifs se sont envolés dans certains pays, entraînant des bulles immobilières et budgétaires. Vous connaissez la suite.

Lorsque la crise financière mondiale a éclaté, les grandes banques ont brusquement rapatrié leurs liquidités vers leurs pays d’établissement, croyant les mettre à l’abri, mais elles ont déclenché ainsi un assèchement du crédit, alors qu’elles avaient jusque-là contribué à son expansion. Les prix des actifs se sont écroulés. Ce mouvement de repli a fortement contribué à l’apparition de la crise de la dette dans la zone euro, quelques années plus tard.

Aujourd’hui, les prêts transfrontières entre banques de la zone euro ont retrouvé leur niveau de 2005.

Faut-il s’en inquiéter ? La réponse est oui.

Pour les entreprises de certains pays de la zone euro, le coût du crédit est plus du double que dans d’autres pays de la zone, et la situation est comparable pour les ménages. Cette disparité n’a fait que se creuser depuis 2009 : elle est le prix de la fragmentation du secteur financier.

Il serait pourtant faux d’affirmer que rien n’a été fait pour résoudre ce problème — bien au contraire.

Au plus fort de la crise, les dirigeants ont admis que les rouages de l’architecture institutionnelle n’avaient pas résisté à la tourmente. Ils ont compris que, pour rester solide et prospère, l’union monétaire avait besoin d’une union bancaire, une union assurant un contrôle adéquat des prises de risque.

D’immenses progrès ont été réalisés en très peu de temps, dont la création de l’autorité bancaire européenne, l’augmentation des exigences de fonds propres au sein des banques, et l’instauration d’un nouveau mécanisme de gestion des défaillances et crises bancaires. Ces nouveaux instruments forment les maillons essentiels d’un nouveau système de garde‑fous.

C’est une bonne nouvelle pour les citoyens, qui risquent moins d’être mis à contribution qu’il y a dix ans pour sauver des banques à grand renfort de deniers publics.

Mais la situation est plus compliquée qu’il n’y paraît.

Non seulement la tendance à privilégier le marché national demeure très répandue dans le secteur bancaire européen, puisque les banques préfèrent prêter et investir dans leur pays, mais celles-ci sont en outre confrontées à de nouvelles difficultés d’une autre nature.

L’obligation pour les banques de détenir davantage de capitaux se traduit par une baisse de rendement des fonds propres, qui les pousse à adopter des modèles commerciaux plus légers et plus efficients.

La concurrence s’intensifie avec l’arrivée de nouveaux acteurs, tels que les entreprises du secteur des fintech, ce qui accroît la pression sur la rentabilité des banques et pourrait inciter à un relâchement des conditions d’emprunt si les autorités n’y prennent garde.

En somme, l’Europe doit se doter d’un système bancaire capable de braver les tempêtes, un système bancaire qui diversifie véritablement les risques dans l’ensemble de l’écosystème et alimente la croissance.

Ce qu’il reste à faire est clair : établir un système commun de garantie des dépôts. Nous sommes capables de trouver les moyens de répondre à nos préoccupations nationales légitimes et de planter cet arbre protecteur qui manque encore à l’écosystème.

Je tiens à souligner que ce système sera financé par les banques et non par les contribuables.

Pour y parvenir, les États membres devront trouver un équilibre acceptable entre la mutualisation des risques et leur réduction — entre la confiance et la responsabilisation.

Cela ne sera pas simple.

Mais j’exhorte aujourd’hui les dirigeants de la zone euro à ranimer le débat, à négocier de bonne foi et à faire de difficiles compromis, afin de libérer tout le potentiel de l’union bancaire.

Libérer le potentiel des marchés des capitaux

Parallèlement, nous devons œuvrer à la réalisation du complément essentiel à l’union bancaire : un marché européen des capitaux unifié, intégré et prospère.

L’écosystème d’une forêt est plus résilient s’il présente une plus grande diversité ; de même, le système financier de l’Europe serait plus résilient s’il présentait des sources de financement plus diversifiées.

Prenons juste un chiffre : aux États-Unis, le marché obligataire privé représente plus de deux cinquièmes du PIB, contre un dixième seulement dans la zone euro.

Alan Greenspan, l’ancien président de la Fed, disait que les marchés des capitaux étaient la « roue de secours » du système financier [v].

La finance européenne a elle aussi besoin d’une roue de secours.

C’est pourquoi l’Europe s’est engagée sur la voie d’une « union des marchés des capitaux ».

Cette initiative majeure, tout comme l’union bancaire, vise en définitive à élargir l’éventail des possibilités de financement nationales ou transfrontières dont disposent les entreprises et les ménages.

Pourquoi donc les citoyens devraient-ils s’en soucier ?

Actuellement, les ménages de la zone euro conservent 40 % de leurs avoirs financiers sur des comptes de dépôt. Ils s’exposent ainsi fortement aux aléas du secteur bancaire. Tant que cette situation perdurera, l’Europe restera trop dépendante envers les banques en ce qui concerne les instruments d’épargne et le financement des investissements.

Un marché des capitaux intégré à l’échelle européenne aiderait les sociétés et les ménages à réduire leur dépendance à l’égard des banques, et renforcerait en outre la résilience de l’écosystème face aux chocs.

Il contribuerait à uniformiser le coût du crédit pour les entreprises de tous les pays de l’Union. Prenons l’exemple de deux entreprises semblables, l’une en Italie, l’autre en Autriche, de part et d’autre de la frontière. Pourquoi devraient-elles assumer des coûts de financement totalement différents, alors que quelques kilomètres à peine les séparent ?

Cette intégration accroîtrait également le rendement de l’épargne des particuliers, qui pourraient amortir plus facilement les chocs intérieurs sur leurs revenus en ajoutant à leur portefeuille des actions et titres d’autres pays. Les épargnants italiens pourraient ainsi investir plus aisément ailleurs que dans les banques italiennes, et les citoyens allemands pourraient espérer obtenir un taux d’intérêt supérieur à zéro sur leur épargne.

Nous en sommes encore loin.

Alors, que devraient faire les dirigeants pour libérer tout le potentiel des marchés des capitaux ?

Un certain nombre de réformes seront nécessaires pour parvenir à une meilleure intégration des marchés européens des capitaux, mais permettez-moi de m’en tenir à trois domaines clés.

Commençons par la transparence de l’information. Sur les marchés des capitaux, les transactions se font aux conditions du marché. On achète des titres ou des créances sur des acteursqu’on ne connaît pas. On se fonde donc sur des informations publiques qui sont fiables. La transparence est ici le maître-mot.

Les informations sur les entreprises et sur les instruments financiers doivent être largement accessibles, abordables, étayées par des audits rigoureux et présentées dans des formats faciles à comparer.

La norme récemment établie en matière de titrisation en constitue un bon exemple : elle accordera un traitement réglementaire préférentiel à des instrumentssimples, transparents et standardisés (STS) . Après une période de transition, seules ces titrisations standardisées pourront constituer une garantie pour la BCE. La titrisation s’est forgé une mauvaise réputation lors de la crise financière mondiale, mais son utilisation adéquate permet d’élargir la base d’investisseurs et les possibilités de financement pour les PME.

Les investisseurs tireraient par ailleurs grandement avantage d’une plus grande efficacité des régimes d’insolvabilité — c’est le deuxième domaine qui m’intéresse. Plus les procédures d’insolvabilité seront rapides et aisées, meilleurs seront leurs résultats. Cette amélioration dégagerait des capitaux qui pourraient être investis de façon plus productive. Les réformes nécessaires varient bien sûr fortement d’un pays à l’autre, et les procédures d’insolvabilité sont profondément ancrées dans les usages nationaux. Ainsi, il faut environ neuf fois plus longtemps pour régler une affaire d’insolvabilité en Grèce qu’en Irlande.

J’en conviens, ces réformes sont souvent délicates sur le plan politique et elles prennent du temps ; mais elles en valent la peine.

Il en va de même pour le troisième domaine : la fiscalité des investissements transfrontières. Les investisseurs peuvent hésiter à s’aventurer loin de ce qu’ils connaissent en raison des règles et procédures propres à chaque pays en matière de prélèvement à la source.

Dans l’idéal, l’investissement dans d’autres pays de la zone euro serait traité sur un pied d’égalité avec l’investissement intérieur. À tout le moins, une simplification et une harmonisation des règles de prélèvement à la source encourageraient une diversification accrue des portefeuilles financiers.

Ces nouveaux arbres à planter dans les marchés des capitaux pourraient contribuer au développement d’un marché unique de la finance et rendre l’économie européenne plus dynamique et plus robuste.

Il est temps de reproduire dans le secteur financier la transformation suscitée par le marché unique des biens et des services, un projet qui a augmenté le PIB de l’Union européenne de quelque 9 % [vi].

Cet objectif est-il trop ambitieux ? Un marché financier pleinement intégré à l’échelle de l’Union est-il vraiment possible ? Qui vivra verra —, mais je fais le pari du courage, de la créativité et de la persévérance de l’Europe.

Conclusion

Je voudrais terminer sur cette citation de Molière : « Les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits [vii]. »

Il ne serait pas faux d’affirmer que l’Europe tarde à produire un écosystème financier complètement développé.

À vingt ans, le moment est venu pour la zone euro de prendre un nouvel élan et d’achever l’union bancaire et celle des marchés des capitaux, pour en récolter les fruits dès aujourd’hui.

Je vous remercie.



[i] Discours de John F. Kennedy à l’université de Californie à Berkeley, 23 mars 1962.

[ii] Sur la base des taux de change du marché.

[iv] Note de réflexion des services du FMI (2018) : « Inégalités et pauvreté intergénérationnelles dans l’Union européenne. »

[v] Alan Greenspan (1999) : « Do efficient financial markets mitigate financial crises? », Intervention à l’occasion de la Financial Markets Conference de la Federal Reserve Bank of Atlanta, en 1999 à Sea Island, Géorgie (États-Unis).

[v] Veld, J. (2019), « Quantifying the Economic Effects of the Single Market in a Structural Macromodel », Note de discussion sur l’économie européenne, No 094, Commission européenne.

[vi] Molière, Le Malade Imaginaire, acte II, scène V.

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