Banques centrales et technologies financières : le meilleur des mondes?

le 6 octobre 2017

Monsieur le Gouverneur,
Honorables invités,
Mesdames et Messieurs,

Bonjour!

Merci Mark [Carney] pour votre aimable présentation, et merci à la Banque d’Angleterre de m’avoir invitée à ce merveilleux événement.

Nous voici réunis pour célébrer 20 années d’indépendance durant lesquelles la Banque d’Angleterre a veillé à la stabilité de l’économie britannique et fait figure de modèle dans le monde des banques centrales — et votre travail n’y est pas étranger, Mark.

C’est également l’occasion de tirer les enseignements de nos expériences, de nous appuyer sur les progrès réalisés et de nous projeter dans l’avenir — dans les 20 prochaines années — pour poursuivre notre périple.

Ce matin, je remontais Fleet Street, ce qui me donne toujours l’impression de faire un voyage dans le temps. Au Moyen-Âge, cette rue était un important carrefour commercial; mais aujourd’hui, une grande partie des échanges commerciaux se font en ligne. Au XIXe siècle, la rue résonnait du bruit des télégraphes et des journalistes au pas de course pour boucler l’édition du soir. Ce monde-là est, lui aussi, passé sur Internet.

Ici aussi, dans la City londonienne, les choses ont bien changé pour les banquiers et les décideurs — mais ce n’est qu’un début. Avançons les aiguilles de Big Ben à l’an 2040 et imaginons à quoi ressemble leur monde :

  • Les voitures ont disparu, parce que les gens se déplacent à bord de «capsules» en lévitation qui se frôlent dans un ballet gracieux à l’heure de pointe.

  • Une de ces capsules transporte la gouverneure de la banque centrale, qui vient d’entamer son second mandat. Comme chaque matin, elle parcourt les hologrammes de l’actualité, sélectionnés pour elle par son assistant numérique, avant d’arriver à Threadneedle Street.

  • La gouverneure descend du véhicule, marche jusqu’aux colonnes de la façade, ouvre la porte et…

Qui trouvera-t-elle dans ce bâtiment? Des économistes assis à leur bureau ou parlant stratégie autour d’une table? Ou bien une machine intelligente qui prend des décisions, établit des taux et émet de la monnaie?

En d’autres termes, comment les technologies financières, les «FinTech», vont-elles transformer le travail des banques centrales au cours de la prochaine génération? C’est de cela que je vais vous parler aujourd’hui.

Permettez-moi d’aborder les conséquences potentielles de trois innovations : les monnaies virtuelles, lesnouveaux modèles d’intermédiation financière et l’ intelligence artificielle.

Certaines d’entre elles ont déjà trouvé des applications dans nos portefeuilles, nos smartphones et nos systèmes financiers. Mais ce n’est qu’un début.

Vous êtes prêts à embarquer dans ma capsule pour explorer le futur avec moi? Comme l’aurait dit une de vos concitoyennes londoniennes, Mary Poppins : emportez un soupçon d’imagination!

1. Les monnaies virtuelles

Commençons par les monnaies virtuelles. Pour parer à toute confusion, il ne s’agit pas des paiements numériques dans des monnaies existantes, via PayPal ou d’autres prestataires de paiement électronique comme Alipay en Chine ou M-Pesa au Kenya.

Les monnaies virtuelles relèvent d’une autre catégorie parce qu’elles possèdent leurs propres unités de compte et systèmes de paiement. Ces systèmes permettent des transactions de pair à pair sans chambres de compensation centrales, sans banques centrales.

Les monnaies virtuelles telles que Bitcoin ne présentent actuellement peu ou pas de danger pour le régime existant de monnaies fiduciaires et de banques centrales. Elles sont en effet trop volatiles, trop risquées, trop compliquées à utiliser, et les technologies sous-jacentes ne peuvent pas encore être déployées à grande échelle. Un grand nombre d’entre elles sont trop obscures pour les autorités de réglementation, et plusieurs ont déjà été piratées.

Mais ces problèmes sont principalement d’ordre technologique et pourraient être réglés à terme. Il n’y a pas si longtemps, des experts déclaraient que les ordinateurs personnels n’avaient aucun avenir ou que les tablettes n’étaient que de coûteux gadgets. Il me semblerait donc imprudent de ne pas prendre les monnaies virtuelles au sérieux.

Une monnaie qui en donne plus pour son argent?

Imaginons, par exemple, un pays aux institutions fragiles et à la monnaie nationale instable. Plutôt que d’adopter la monnaie d’un autre pays, comme le dollar américain, ce pays pourrait voir une percée des monnaies virtuelles. Appelons ce phénomène la «dollarisation 2.0».

Au FMI, l’expérience nous montre qu’il existe un point de basculement au-delà duquel le ralliement à une nouvelle monnaie devient exponentiel. Aux Seychelles par exemple, la dollarisation est passée de 20 % en 2006 à 60 % en 2008.

Mais qu’est-ce qui pourrait pousser les citoyens à détenir de l’argent virtuel plutôt que des dollars, des euros ou des livres bien tangibles? Peut-être parce qu’un jour, cela sera plus facile et plus sûr que de recourir à des billets en papier, surtout dans les régions isolées. Et aussi parce que les monnaies virtuelles pourraient même devenir plus stables.

Elles pourraient par exemple être émises à parité avec le dollar, ou rattachées à un panier stable de devises. Leur émission pourrait être totalement transparente et régie par une règle crédible et prédéterminée, un algorithme qui peut être surveillé… ou même par une «règle intelligente» qui pourrait s’adapter à l’évolution de la conjoncture macroéconomique.

Comme vous le voyez, il se pourrait bien que les monnaies virtuelles donnent le change aux monnaies existantes et à la politique monétaire. La meilleure façon de s’y préparer, pour les banquiers centraux, c’est de continuer à appliquer une politique monétaire qui fonctionne, tout en se montrant ouverts aux nouvelles idées et à l’évolution des besoins de l’économie.

De meilleurs services de paiement?

Par exemple, la demande croissante de nouveaux services de paiement dans les pays où l’économie de services partagés et décentralisés prend son essor.

Cette économie se fonde sur les transactions de pair à pair, sur des paiements fréquents et de faible valeur, souvent entre plusieurs pays.

Quatre dollars pour des conseils jardinage d’une dame en Nouvelle-Zélande, trois euros pour une traduction experte d’un poème japonais, 80 pennies pour une modélisation virtuelle du Fleet Street de jadis : ces paiements peuvent tout à fait être effectués au moyen de cartes de crédit ou d’autres formes de monnaie électronique, mais les frais sont relativement élevés pour ces transactions de faible valeur, surtout d’un pays à l’autre.

Les citoyens pourraient un jour préférer recourir aux monnaies virtuelles, étant donné qu’elles ont le potentiel de devenir aussi pratiques que l’argent liquide, pour un coût identique, mais sans risque de règlement, sans délai d’autorisation, sans registre central, sans intermédiaires pour vérifier les comptes et les identités. Si les monnaies virtuelles lancées par des émetteurs privés restent risquées et instables, les citoyens pourraient même demander aux banques centrales de proposer des monnaies numériques ayant cours légal.

Alors, quand la nouvelle économie de services viendra frapper à la porte de la Banque d’Angleterre, lui ferez-vous bon accueil? Lui proposerez-vous du thé — et des liquidités financières?

2. Les nouveaux modèles d’intermédiation financière

Voilà qui nous amène à la deuxième partie de notre voyage en capsule : les nouveaux modèles d’intermédiation financière.

La dislocation ou le dégroupage des services bancaires sont une possibilité. Dans le futur, nous conserverons peut-être dans nos portefeuilles électroniques un montant minimal pour des services de paiement.

Le solde sera peut-être placé dans des fonds communs, ou investi dans des plateformes de prêt de pair à pair, à la pointe en matière de mégadonnées et d’intelligence artificielle et capables de déterminer automatiquement la notation du crédit.

Nous vivons dans un monde où les produits sont conçus en six mois et mis à jour constamment, un monde de logiciels qui mettent fortement l’accent sur la simplicité des interfaces et sur la sécurité. Un monde où l’information est reine. Un monde peuplé de nouveaux acteurs sans agences ou bureaux rutilants.

On serait en droit de penser que cela remet en question notre modèle actuel de système bancaire à réserve fractionnelle, s’il y a moins de dépôts bancaires et que l’argent circule dans l’économie par de nouvelles voies.

Comment fixer la politique monétaire dans ce contexte?

Actuellement, les banques centrales influent généralement sur les prix des actifs par l’intermédiaire de spécialistes en valeurs du Trésor, ou de grandes banques, à qui elles fournissent des liquidités à des prix fixes; c’est ce qu’on appelle les opérations d'open-market. Mais si ces banques perdaient de leur utilité dans le nouveau monde financier, et si le bilan des banques centrales diminuait, la transmission de la politique monétaire pourrait-elle conserver son efficacité?

En tout état de cause, les banques centrales devront probablement augmenter le nombre de contreparties à leurs opérations. La Banque d’Angleterre montre déjà la voie en associant de grands opérateurs pour compte de tiers et des chambres de compensation centrales de contreparties. Tout ceci a bien évidemment des implications pour la réglementation. Si l’on augmente les contreparties, on augmente le nombre de sociétés devant être réglementées par la banque centrale — c’est le prix à payer pour conserver des liquidités lorsque le temps se gâte. Il est impossible de prévoir l’évolution du climat bancaire. Quoi qu’il en soit, il apparaît d’autant plus urgent de mieux réglementer le système bancaire parallèle. Le Conseil de stabilité financière progresse déjà dans ce domaine, sous votre direction, Mark.

Le mandat des banques centrales va s’étoffer, suscitant peut-être la vigilance du public et des pressions politiques. Leur indépendance, du moins pour déterminer la politique monétaire, devra être mieux préservée et nécessitera une communication encore plus claire.

Il se peut également que les pratiques réglementaires évoluent. Les autorités se concentrent généralement sur la surveillance d’entités clairement définies. Mais il ne sera sans doute pas facile de catégoriser les nouveaux prestataires de services, avec leurs formes et leurs structures nouvelles. Imaginons une entreprise de médias sociaux qui propose des services de paiement, mais sans gestion active de bilan. Dans quelle catégorie la placer?

C’est du pain béni pour les juristes, mais pas pour les autorités réglementaires, qui devront probablement s’intéresser non plus aux entités financières, mais aux activités financières, et devront peut-être aussi devenir des spécialistes de l’évaluation de la validité et de la sécurité des algorithmes… plus facile à dire qu'à faire!

La coopération est essentielle

Pour faciliter (un peu) les choses, le dialogue est indispensable : entre les autorités réglementaires expérimentées et celles qui commencent seulement à s’intéresser aux technologies financières; entre les décideurs, les investisseurs et les prestataires de services financiers; et entre les pays.

La coopération internationale est essentielle à l’heure où l’objet de notre travail de réglementation s’étend : on passe d’entités nationales à des activités sans frontières, d’agences bancaires locales à des transactions mondiales protégées par cryptographie quantique.

Avec 189 pays membres, le FMI est une plateforme mondiale idéale pour ces discussions. La technologie n’a pas de frontières : qu’est-ce qui constitue un pays d’origine ou d’accueil? Comment éviter les arbitrages réglementaires et le nivellement par le bas? Ces questions concernent directement le FMI, dont la mission est d’assurer la stabilité économique et financière, ainsi que la sécurité des paiements internationaux et de l’infrastructure financière.

Les enjeux sont élevés, mais les avantages de la coopération le sont aussi. Si étiré et déformé qu’il devienne, le filet de sécurité du système financier mondial ne doit pas être troué.

Je suis convaincue que le FMI a un grand rôle à jouer dans cette optique. Mais lui aussi devra être ouvert au changement, qu’il s’agisse d’élargir la discussion à de nouveaux intervenants ou d’envisager une version numérique des droits de tirage spéciaux.

En d’autres termes, le FMI est prêt à monter dans la capsule.

3. L’intelligence artificielle

Et nous arrivons à la troisième et dernière partie de notre voyage : les transformations apportées par l’intelligence artificielle.

En 2040, notre gouverneure se rendra-t-elle à la Banque pour nettoyer une machine à établir la politique monétaire? Andy [Haldane], vous avez prédit que 15 millions d’emplois pourront être automatisés au Royaume-Uni : la Banque d’Angleterre et son personnel de haut niveau seront-ils concernés?

Une chose est sûre, c’est que nous générons de plus en plus de données. D’après une étude, 90 % des données qui existent aujourd’hui ont été créées au cours des deux dernières années [1] . Ces données ne portent pas seulement sur la production, l’emploi ou les prix, mais aussi sur le comportement, les bizarreries et les décisions irrationnelles de l’homo economicus.

Grâce aux smartphones et à Internet, ces données sont aujourd’hui abondantes, accessibles de partout et de plus en plus précieuses une fois combinées à l’intelligence artificielle.

L’intelligence artificielle progresse à pas de géant. Au cours de l’année écoulée, plusieurs des meilleurs joueurs de go au monde ont été battus par un ordinateur capable d’apprendre automatiquement. Beaucoup estimaient qu’il faudrait encore des dizaines d’années avant que ce jour funeste n’arrive. Mais cette machine a appris les tactiques de cet ancien jeu de plateau, identifié des tendances et amélioré sa façon de jouer, jusqu’à devenir meilleure que les humains.

Évidemment, l’économie est bien plus complexe qu’une partie de go. Mais au cours de la génération à venir, les machines joueront certainement un rôle plus important pour assister les décideurs, fournir des prévisions en temps réelles, repérer des bulles et découvrir des relations macrofinancières complexes.

Mais permettez-moi de vous rassurer : les humains resteront nécessaires.

Tout d’abord, l’économie présente d’immenses incertitudes. Toute modification des liens économiques de base doit être repérée, les risques doivent être évalués. L’avis des pairs, leurs remises en question constantes, la diversité des points de vue, et même certaines théories à la marge : tout cela restera essentiel pour établir des politiques de qualité. Mais que se passerait-il si, là aussi, l’ordinateur en devenait capable?

C’est là que se pose la question de la communication. Une bonne politique monétaire est, comme nous le savons, une politique qui se raconte facilement. Les politiques sont efficaces si elles peuvent être expliquées clairement, de sorte que les citoyens puissent formuler des attentes sur les politiques futures. Des machines pourraient-elles vraiment expliquer leurs décisions en langage clair?

À supposer que cet obstacle puisse être surmonté, il en resterait un dernier. Même avec les meilleurs algorithmes, même avec les meilleures machines, il y aura des objectifs manqués, des crises et des erreurs. Mais des ordinateurs peuvent-ils vraiment être tenus pour responsables, face à ce jeune couple qui n’a pas les moyens d’acheter une maison ou à cette mère célibataire qui perd son emploi?

La responsabilité est une question cruciale. Sans elle, pas d’indépendance : comment pourrait-on sinon accorder autant de pouvoir à une organisation technocratique? Et sans indépendance, la politique est condamnée à s’égarer, comme cette conférence nous le rappelle haut et clair.

Alors, non, je n’imagine pas que des machines vont prendre le contrôle de la politique monétaire. En 2040, la gouverneure qui poussera les portes de la Banque sera un être de chair et d’os, et derrière ces portes, elle trouvera des gens — ou tout au moins quelques personnes.

Il y aura donc toujours une «vieille dame» à Threadneedle Street [2] . Et j’espère que vous êtes d’accord avec moi pour dire qu’il est souvent intéressant de discuter avec des dames d’un certain âge!

Conclusion

Alors que notre voyage en capsule touche à sa fin, mon optimisme pourrait vous avoir surpris. Nombreux sont ceux pour qui ce nouveau monde des banques centrales évoque moins Mary Poppins qu’Aldous Huxley. Ce «meilleur des mondes» qui ne l’est pas vraiment, comme celui que décrit Huxley dans son célèbre roman.

Je suis persuadée qu’à titre individuel ou dans nos communautés, nous avons la capacité de façonner un avenir technologique et économique qui profite à tous. C’est notre responsabilité d’y parvenir.

Voilà pourquoi je préfère la vision du monde qu’évoque Shakespeare dans La Tempête : « Ô miracle! Que de superbes créatures il y a ici! Que le genre humain est beau! Oh, le splendide nouveau monde! »

Merci.



[1] IMB (2017), «Ten Key Marketing Trends for 2017», disponible à cette adresse: https://www-01.ibm.com/common/ssi/cgi-bin/ssialias?htmlfid=WRL12345USEN

[2] Allusion à «the Old Lady of Threadneedle street», sobriquet donné à la Banque d’Angleterre.

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