La confiance et l’avenir du multilatéralisme
David LiptonLe 10 mai 2018
Lorsque la confiance existe et qu’elle est réciproque, c’est à dire lorsque les acteurs donnent foi aux politiques, aux institutions et aux systèmes, l’économie est plus forte (photo: iStock by Getty Images).
Nous vivons dans une époque où l’ordre mondial est mis en doute et remis en question. Nous assistons à l’érosion de la confiance dans les institutions fondamentales (partis politiques, gouvernements nationaux et autorités régionales) ainsi qu’entre les partenaires internationaux en matière de commerce et d’investissement.
Le mot « confiance » est souvent galvaudé. Mais les recherches sérieuses et précises menées par Luigi Zingales et d’autres chercheurs définissent la confiance comme un « capital civique », c’est-à-dire « les croyances et valeurs communes et persistantes qui permettent à un groupe de régler le problème des « passagers clandestins » dans la recherche d’une activité à valeur sociale ».
Ils sont arrivés à la conclusion que lorsque la confiance existe et qu’elle est réciproque, c’est à dire lorsque les acteurs donnent foi aux politiques, aux institutions et aux systèmes, l’économie est plus forte. Mais quand ce capital confiance est épuisé, quand les gens viennent à penser que le « système » ne reflète pas leurs valeurs, échappe à leur contrôle et ne leur profite plus, l’économie produit de moins bons résultats.
Trois grandes raisons expliquent l’érosion de la confiance :
Premièrement, citons la réaction à la mondialisation — ou plus précisément, aux bouleversements qui secouent notre économie mondiale interconnectée. Nombreux sont ceux qui estiment que la mondialisation n’a pas donné de résultats équitables, et que les dirigeants et ceux à qui elle profite le plus ne sont pas tenus responsables des conséquences.
Deuxièmement, la crise financière mondiale et la lente reprise qui a suivi exacerbent cette tendance depuis dix ans. Les gouvernements sont accusés de ne pas avoir réussi à éviter la crise, et d’avoir ensuite ajouté aux difficultés en n’assurant pas une reprise rapide. Pour beaucoup, la décennie écoulée prouve que les institutions servent des intérêts particuliers, que la corruption est généralisée et que ce sont les travailleurs qui payent les pots cassés.
Les banquiers ont suscité un profond ressentiment — même si, ironiquement, des sondages récents indiquent le retour de la confiance dans le secteur bancaire. Ceci s’explique sans aucun doute par les réformes qui ont suivi la crise, ce qui illustre un enseignement essentiel : il est possible de rétablir la confiance.
Troisièmement, si la technologie présente un potentiel immense, avec le développement de l’automatisation, de l’intelligence artificielle, des mégadonnées, du commerce électronique et des technologies financières, elle suscite également des inquiétudes croissantes quant à l’avenir du travail, à la viabilité des entreprises existantes, à l’expansion de la cybercriminalité et à l’utilisation des données à des fins militaires. Il n’est donc pas surprenant que les géants de l’Internet n’inspirent plus confiance.
La montée des mouvements et partis politiques populistes et la recrudescence du protectionnisme sont la conséquence la plus visible de la crise de la confiance, de même que le mécontentement observé dans de nombreux pays en raison des inégalités de revenus. Mais une tendance plus profonde est à l’œuvre : les citoyens font de plus en plus confiance à des entités locales ou consacrées à un seul problème, qui leur donnent l’impression de pouvoir reprendre le contrôle. Ces entités sont notamment des organisations de la société civile, des mouvements sociaux et politiques, ainsi que des communautés qui se forment en ligne.
Si cette décentralisation donne aux citoyens l’impression de trouver leur place et de pouvoir changer les choses à l’échelle locale, elle constitue également une fragmentation qui présente un inconvénient fondamental : plus la confiance se concentre à des niveaux locaux et décentralisés, moins ceux qui bénéficient de cette confiance ont le pouvoir et l’autorité nécessaires pour régler et résoudre des problèmes qui, par leur nature, requièrent une autorité centralisée et, dans un nombre croissant de situations, une coopération régionale et mondiale.
Par exemple, la confiance dans certaines institutions européennes est mise à mal par ceux qui leur reprochent une ingérence trop poussée. L’insatisfaction et le ressentiment à l’égard des organismes et de la réglementation supranationaux se sont manifestés récemment dans les urnes.
L’Europe présentera d’autres vulnérabilités aussi longtemps que son intégration régionale restera incomplète. Tant que l’union bancaire et l’harmonisation des réglementations et pratiques nationales dans le domaine financier ne seront pas achevées, l’érosion de la confiance demeurera un risque. En revanche, la progression de l’intégration sur ces questions pourrait susciter un regain de confiance. La difficulté consiste à réduire les risques — à savoir les séquelles de la crise et l’indiscipline budgétaire des États membres — tout en mettant en place des éléments de partage des risques. Sans cet équilibre, il pourrait être difficile de maintenir la confiance, si les citoyens de certains pays considèrent qu’ils payent pour les autres.
Au niveau mondial, le désenchantement à l’égard des institutions et accords mondiaux est particulièrement visible en matière de commerce extérieur et d’investissements directs étrangers, comme le montrent le recours croissant aux négociations et traités bilatéraux, ainsi qu’une rhétorique prônant l’action unilatérale. La coopération mutuellement bénéfique est la seule façon sûre d’éviter le risque d’une escalade regrettable des tensions commerciales. Mais la mondialisation ne pourra susciter une adhésion large et durable que si elle se fonde sur des pratiques libres et équitables en matière de commerce et d’investissement. Cela nécessitera de moderniser les règles et les institutions pour les adapter à la sophistication et la complexité croissantes de l’économie mondiale, ainsi qu’aux transformations du paysage économique apportées par la technologie. Tous les pays doivent s’efforcer d’améliorer leurs propres politiques et de coopérer pour tenir compte des bouleversements dus à la mondialisation et la technologie.
Le FMI n’échappe pas à la méfiance. Nous avons connu notre lot de crises et de controverses. Nous sommes encore et encore sommés de nous réformer pour satisfaire à l’évolution des besoins et attentes de la communauté internationale. Cette pression se manifeste à nouveau aujourd’hui, dans les débats relatifs au dispositif mondial de sécurité financière, rempart essentiel pour nous prémunir contre les crises de demain.
Au cours de cette décennie, le FMI a pris des mesures importantes pour mieux adapter ses décisions aux mutations de l’économie mondiale, notamment en étant plus à l’écoute des pays émergents.
Ce travail doit se poursuivre. Nous devons nous montrer plus attentifs aux idées et doléances du monde entier — y compris en matière de lutte contre la corruption. Nous devons démontrer que nous sommes une institution compétente, capable d’apprendre et d’évoluer. Mais surtout, nous devons prouver qu’il reste nécessaire d’œuvrer ensemble à la préservation de biens mondiaux qui profitent à tous et transcendent les frontières nationales et idéologiques.
Il est vital de préparer le multilatéralisme à un monde où la confiance et l’autorité se décentralisent. Les institutions multilatérales n’ont jamais été aussi essentielles. Pour rétablir la confiance, nous devons veiller à ce que la coopération produise des avantages tangibles qui bénéficient à tous, et que ces avantages soient largement partagés. Nous pourrons rétablir la confiance dans les institutions et dans les idéaux qu’elles servent si nous prenons à nouveau conscience de ce qu’il est possible d’accomplir en travaillant ensemble.
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David Lipton est premier directeur général adjoint du FMI depuis 2011. Avant de rejoindre le FMI, il a été assistant spécial du président Clinton, ainsi que directeur principal des affaires économiques internationales au sein du Conseil national économique et du Conseil national de sécurité, à la Maison blanche. Au sein de l’administration Clinton, il a également travaillé comme secrétaire adjoint puis sous-secrétaire au Trésor américain chargé des affaires internationales. Il avait auparavant occupé des postes de direction chez Citi et chez Moore Capital Management, un fonds d’investissements spéculatifs, ainsi qu’au Carnegie Endowment for International Peace. Il a également été maître de recherches au Woodrow Wilson Center of Scholars.
De 1989 à 1992, il a fait équipe avec Jeffrey Sachs, alors professeur à Harvard, en qualité de conseiller économique auprès des gouvernements de la Russie, de la Pologne et de la Slovénie durant leur transition vers le capitalisme.
M. Lipton est titulaire d’un doctorat et d’une maîtrise de Harvard, ainsi que d’une licence de la Wesleyan University.