Un rêve différé : inégalités et pauvreté intergénérationnelles en Europe

Par Christine Lagarde
24 janvier 2018

Un jeune apprenti à Palmela (Portugal) : des politiques avisées peuvent réduire les inégalités et la pauvreté intergénérationnelles en Europe (photo : Tim Brakemeier/dpa/picture-alliance/Newscom).

« Qu’arrive-t-il à un rêve différé ? » avait demandé le poète Langston Hughes. Pour des millions de personnes à travers le monde, en particulier les jeunes qui souffrent des inégalités et de la pauvreté, cette question est toujours d’actualité.

Cette semaine, les services du FMI lancent une nouvelle étude axée sur l’Union européenne qui met en évidence les effets du chômage et les conséquences à long terme d’une protection sociale inadaptée sur les jeunes. Elle s’intéresse également aux moyens de résoudre ces problèmes et de réduire les inégalités et la pauvreté pour la prochaine génération.

Bien entendu, l’Europe n’est pas la seule région où les jeunes se heurtent à des vents contraires, mais les données sur ses classes d’âge recueillies depuis une dizaine d’années nous permettent de nous pencher de plus près sur l’Europe.

À première vue, il semble que les inégalités ne constituent pas une menace plus grave en Europe qu’ailleurs. En moyenne, les inégalités de revenu y sont restées globalement stables depuis 2007, en grande partie grâce à des dispositifs solides de protection sociale et de redistribution. Ces dispositifs ont donné des résultats importants qui ont aidé des millions de personnes et renforcé la position des pays européens par rapport à celle de nombreux autres pays avancés.

Les statistiques masquent cependant une tendance inquiétante : le fossé entre les générations s’est considérablement creusé en Europe. La population en âge de travailler, et plus particulièrement la jeunesse, est laissée pour compte.

Si rien n’est fait, c’est toute une génération qui risque de ne jamais se relever.

Comment en est-on arrivé là ?

D’où viennent les inégalités entre générations en Europe ? Notre étude s’intéresse en premier lieu aux revenus, même si les inégalités ont de nombreuses composantes, notamment la richesse et la problématique femmes-hommes.

Les revenus de nombreux jeunes ont reculé après la crise de 2007 à cause du chômage. Ils ont retrouvé leur niveau précédent depuis, mais n’ont pas augmenté. Les personnes âgées de 65 ans et plus ont quant à elles enregistré une hausse de 10 % de leurs revenus car les retraites sont mieux protégées.

C’est sur le marché du travail que l’on trouve la source des problèmes. Le chômage des jeunes est parti d’un niveau élevé et a bondi à 24 % en 2013. Aujourd’hui, près d’un jeune Européen sur cinq est toujours à la recherche d’un emploi.

L’étude des services du FMI révèle que le chômage peut laisser des séquelles : après de longues périodes de chômage et avec une expérience limitée, les jeunes ont moins de chances de trouver un emploi. S’ils en trouvent un, il sera vraisemblablement mal rémunéré. Enfin, il leur sera sans doute extrêmement difficile, voire impossible, de récupérer plus tard dans leur carrière les salaires qu’ils n’ont pas gagné et les économies qu’ils n’ont pas réalisées.

Le ratio dette/actifs des jeunes est le plus élevé de toutes les classes d’âge. Ceci signifie qu’ils sont plus exposés aux chocs financiers. Au fond, ils mettent leurs rêves en suspens.

Mais les revenus ne sont que l’une des deux facettes du problème. La pauvreté en est une autre.

Des revenus en baisse, une pauvreté accrue

Avant la crise financière mondiale, la pauvreté relative des jeunes (18-24 ans) et des personnes âgées (de plus de 65 ans) était la même en Europe. Depuis la crise, un énorme fossé s’est creusé. En conséquence, un jeune européen sur quatre risque d’être confronté à la pauvreté, c’est-à-dire d’avoir un revenu inférieur à 60 % du revenu médian.

Le chômage n’est pas le seul responsable de cette situation. Le sous-emploi s’est répandu après la crise.

La montée de l’économie « à la tâche » et l’augmentation des contrats de courte durée ont aggravé le problème et déstabilisé encore davantage les emplois, en particulier ceux des jeunes. Malheureusement, les jeunes qui ont perdu leur emploi ou qui n’ont pu trouver que des emplois à temps partiel se sont trouvés sans dispositifs suffisants de protection sociale.

Une protection sociale inadaptée

La crise a non seulement provoqué ces problèmes de revenu et de marché du travail, mais elle s’est souvent traduite par une diminution des prestations sociales hors pension, qui parfois ont été trop ciblées ou non indexées sur l’inflation. Ces facteurs ont limité l’efficacité de ces programmes pour les jeunes.

Que les choses soient claires : les dispositifs tels que les retraites et la sécurité sociale ont aidé des millions de personnes avant et après la crise. En Europe, les personnes âgées ont été relativement bien protégées, et cela doit bien entendu continuer. Mais dans le même temps, les politiques doivent prêter davantage attention aux jeunes et tenir compte du fait que la nature du travail évolue.

Fort heureusement, certains pays européens enregistrent déjà des progrès.

En Allemagne, les programmes d’apprentissage et de formation qui existent de longue date ont aidé les jeunes à rester sur le marché du travail. La réglementation flexible en matière d’emploi a permis aux jeunes de conserver leur emploi durant et après la crise. Les jeunes Allemands connaissent aujourd’hui le taux de chômage le plus faible de tous les pays de l’Union européenne.

Le Portugal est aussi un bon exemple. Les premiers emplois sont exonérés de cotisations de sécurité sociale pendant trois ans. Le chômage des jeunes n’en demeure pas moins élevé, mais c’est un pas dans la bonne direction.

De nouvelles mesures pour la nouvelle génération

Que doivent donc faire les autorités ? Notre étude propose quelques idées qui peuvent contribuer à réduire la pauvreté et les inégalités entre générations en Europe.

• Premièrement, s’attaquer aux marchés de l’emploi. Pour créer des emplois et inciter à travailler, les autorités peuvent réduire les cotisations sociales et les impôts sur les bas salaires. Pour améliorer les perspectives d’emploi, les pouvoirs publics peuvent investir dans l’éducation et la formation, ce qui peut aider à réduire le déficit de qualifications des jeunes.

• Deuxièmement, les pays peuvent rendre plus efficaces les dépenses consacrées à la protection sociale. Comment ? par exemple en adaptant les dépenses sociales, notamment l’assurance chômage et les prestations hors pension, de façon à mieux protéger les jeunes qui perdent leur emploi.

• Troisièmement, la fiscalité. L’impôt sur la fortune est aujourd’hui inférieur à ce qu’il était en 1970. Dans certains pays, des systèmes fiscaux et des impôts sur la fortune (y compris les droits de succession) plus progressifs pourraient contribuer à financer des programmes sociaux en faveur des jeunes qui font cruellement défaut.

Je le rappelle, il ne s’agit pas de dresser une classe d’âge contre une autre. En créant une économie au service des jeunes, on consolide les bases d’une économie au service de tous. Les jeunes dont les carrières sont productives peuvent participer aux dispositifs de protection sociale. Enfin, une réduction des inégalités intergénérationnelles va de pair avec une croissance durable et un regain de confiance au sein de la société.

Tout cela n’est pas facile. Il faut adapter les politiques publiques aux besoins de chaque pays, tenir compte des réalités politiques et respecter les contraintes budgétaires.

Ce qui est sûr, c’est que c’est maintenant qu’il faut agir car comme le dit l’adage, « c’est quand le soleil brille qu’il faut réparer la toiture ».

Alors que la croissance mondiale se raffermit et que l’Europe connaît une reprise, nous avons la possibilité de prendre des mesures difficiles qui seraient impossibles en d’autres circonstances. Nous pouvons élaborer les politiques qui permettront à la prochaine génération de réaliser son potentiel. Nous pouvons cicatriser les blessures de la crise et faire en sorte que la jeune génération ne soit pas amenée à nous poser la question : « Qu’arrive-t-il à un rêve différé ? »
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Christine Lagarde est Directrice générale du Fonds monétaire international. Après un premier mandat de cinq ans, elle a été reconduite dans ses fonctions en juillet 2016 pour un deuxième mandat. De nationalité française, elle a auparavant occupé le poste de ministre des Finances de son pays entre juin 2007 et juillet 2011. Elle a aussi été ministre déléguée au commerce extérieur pendant deux ans.

Par ailleurs, Mme Lagarde a poursuivi une longue et remarquable carrière d’avocate spécialiste du droit de la concurrence et du travail en qualité d’associée dans le cabinet international Baker & McKenzie, dont elle a été élue présidente en octobre 1999. Elle l’est restée jusqu’en juin 2005, date à laquelle elle a été nommée à son premier poste ministériel en France. Mme Lagarde est diplômée de l’Institut d’études politiques (IEP) et de la faculté de droit de l’université Paris X où elle a aussi enseigné avant de rejoindre Baker & McKenzie en 1981.



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